Le 13 novembre 2017, « Le Monde » publie la tribune signée par 15 364 scientifiques de 184 pays, annonçant qu’il sera bientôt trop tard pour infléchir l’impact négatif de l’activité humaine sur l’environnement et le climat. Quinze mille scientifiques qui annoncent la catastrophe à venir, et avant eux le rapport Meadows1 en 1972, les différentes COP2 des années 1980 à nos jours, ce n’est pas rien : nous refusons cette évidence, mais nous savons très bien, au fond de nous, qu’il est temps de bifurquer.
Le texte du Monde a été initialement publié dans BioScience Volume 67, Issue 12, December 2017 : dans ce numéro, William J. Ripple et ses collègues présentent une mise à jour de l'historique "World Scientists' Warning to Humanity" de 1992 (www.ucsusa.org/about/1992-world-scientists.html), qui avait été publié par l'Union of Concerned Scientists et quelque 1700 signataires. Le "deuxième avis" publié ici, qui a été signé par plus de 15 000 scientifiques de 184 pays, suit les progrès de l'humanité dans la lutte contre les menaces décrites dans la lettre originale.
Presque simultanément, nous vivons l’expérience mondiale du confinement sanitaire, dont nous attendons la suite. Mais pour aller où ? Nous sommes confinés durablement dans le capitalisme dont nous n’arrivons pas à imaginer comment en sortir, c’est-à-dire concrètement, comment assurer notre subsistance, notre logistique, notre bien-être autrement.
Le concret et l’essentiel sont sur la table à dessin des designers, deux mots d’ordre qui pilotent leur pratique et leur servent de paravent éthique. Toutefois, lorsqu’ils conçoivent des objets et des systèmes qui traversent les vies et survivent bien au-delà de nos existences, leur responsabilité va au-delà de cette éthique3. Chaque objet est un composant de l’enveloppe terrestre dont il faudra gérer l’héritage jusqu'à sa réduction à l’état de microparticule. Ce qui est essentiel devient alors non pas l’éthique des designers seuls, mais la politique de tous.
L’injonction à bifurquer s’entend au XXIe siècle dans l’écho des contestations des pouvoirs dominants. Bifurquer seul, dans son mode de vie quotidien est possible, à condition que d’autres s’occupent de gérer les contingences4. Par contre bifurquer par milliards signifie la déconstruction du capitalisme dont dépend tout notre confort actuel : l’hypothèse est en débat et se prototype dans les marges. Les gilets jaunes ou les ZAD appellent à un meilleur design de la démocratie, tandis que la crise de la Covid ou la pollution de l’air et des sols renvoient à des designs des systèmes techniques qui soient plus prévoyants, plus inclusifs.
Subir ou choisir ses bifurcations. Les sociétés se réorientent régulièrement dans l’histoire de l’humanité. Qu’elles en soient responsables (projet de société, innovation technologique, …) ou qu’elles en soient victimes (catastrophe, guerre, dictature, …), le risque sur les populations est toujours très grand, sacrifiant des groupes entiers. Ce risque est majeur et l’exercice de projection est plus que nécessaire pour anticiper nos capacités à accueillir n’importe quels types de bifurcations. Et à les accompagner avec les bons outils.
Le catalogue des objets bifurquants se déploie sous nos yeux à l’avant-garde des idées et nécessite une mise en forme, un deep design5 à venir : le respect du vivant, la gestion des ressources, l’égalité des genres, les communs, les pratiques amateurs, le partage, la gratuité, le salaire universel, le système D, l’open source, le logiciel libre, la démocratie technique, …
A cet instant, le design bifurque lui aussi dans son mode d’agir : il sait parfaitement dessiner les objets du confort. Désormais, il doit animer les controverses techniques, il doit outiller ses partenaires -et tous ses publics- de méthodes de conception collaboratives, il doit créer des plateformes ouvertes pour accueillir dans le projet des tiers-acteurs. Ce deep design matérialise dans la société en crise les nouvelles formes de la sobriété, de l’altérité, de la démocratie et du rapport au vivant. Cet outil, né du capitalisme industriel, est probablement en train de devenir l’outil des bifurcations, à condition qu’on le soumette à la critique de tous, qu’on le mette en débat public dès maintenant, pour mieux le solliciter : c’est l’enjeu de la 12e Biennale Internationale Design Saint-Étienne des Bifurcations.