Historiquement étrangers à la fabrication des savoirs scientifiques comme des programmes politiques, c'est dans la forme mineure du manifeste que les interrogations, déceptions, espoirs, visions et colères des designers trouvent refuge. Subjectif, ignorant de la véracité, spéculatif, intempestif, le manifeste oscille de manière ambiguë entre déclaration de guerre esthétique et grand-guignol politique. Décolonisateurs, technocritiques, postcapitalistes, les manifestes qui concluent l'Exposition #2 méprisent évidemment le raisonnable et invoquent des possibles désirables face aux prévisions des business plans et aux prédictions des algorithmes. Étrange et familière forme que celle du manifeste. Ni tout à fait poétique, même si son verbe cherche le rythme et la rupture - « nous allions écrasant sur le seuil des maisons les chiens de garde, qui s'aplatissaient arrondis sous nos pneus brûlants1»; ni tout à fait programmatique, car il lui manque souvent, si ce n'est toujours, de réunir les conditions de sa mise en action ; pas non plus artistique, en tout cas au sens d'une création d'un art autonome, car il ne s'envisage pas autrement que dans sa capacité à modifier la vie et la société, et à en être une chambre d'écho ; pas non plus strictement pragmatique, parce qu'il se veut visionnaire et subjectif, au-delà des contingences et des instances. Familière parce que le long siècle industriel dont nous héritons, et dans lequel niche originellement le design, s'émaille de manifestes. Manifeste communiste2, futuriste3, surréaliste4. Manifeste SCUM5, manifeste bitch6 et des 343 Salopes7. Manifeste cyborg8 et xénoféministe9. Manifeste du Bauhaus10 et De Stijl11, charte d'Athènes12, de Munich13 et des fablabs14. First Thing First15. Manifeste des Riot Grrrls16, Dogme 9517. Manifeste agile18, manifeste pour le logiciel libre19, et de la Réparation20. Synthèse éditoriale de la modernité, il a accompagné les fracas techniques, politiques et esthétiques qui ont provoqué les mutations de ces 150 dernières années. Il est l'enfant de la publicité, des mass media, de la propagande, des déchirures avant-gardistes, de la réaction politique, de la colonisation industrielle, de la mondialisation de la guerre et du commerce, de la culture populaire, de l'aliénation multicouche, des ébranlements de l'ordre mondial, de l'individualisation des destins et de la revendication du désir. Vigoureuse déclaration d' [enfer pavé de bonnes] intentions, élégie pour un idéal, méthode Coué, le manifeste participe de l'histoire et de l'historiographie du design. Aujourd'hui encore, il demeure un passage obligé pour beaucoup d'étudiants, qui, en adoptant son outrance stylistique, y purgent visions, idéal, désespoirs, renoncements et doutes sans avoir de comptes à rendre à personne. Voire pire : il est parfois l'exercice commandé par l'enseignant-e en personne, qui pourra alors y évaluer un design de l'engagement. Critères : singularité et contemporanéité du positionnement, connaissances des fondamentaux de la culture design, qualités et pertinence de la communication, qualités et pertinence de l'écriture graphique. Le manifeste est le rejeton d'une outrance, d'un excès. Débordement de colère, de frustration et de craintes ; débordement de désir, de conviction, et de capacités. Pendant longtemps, l'espace de la prise de parole réflexive des designers passait par le manifeste, ou des formes d'écriture manifeste. Chez les radicaux des années 1960-1970, chaque texte de Casabella ou de Domus est une déclaration de guerre et d'amour, de colère et de joie. C'est que le designer semble avoir beaucoup à se faire pardonner, même si, comme l'expliquera si bien Sottsass Jr., il ne sait pas très bien quoi21. Au bout d'une réaction en chaîne qui touche de manière intime aux matières fissibles du design - éthique et esthétique, morale et politique, technique et économie, singularité et commun -, il y a le manifeste. Ou plutôt, il y avait le manifeste. Car le design, en tant qu'in-discipline22 (c'est-à-dire non circonscrit dans un cadre disciplinaire qui en fixerait les méthodes et les modes de description, de mise en œuvre, d'action, de vérification), peine à se définir et à se situer. Il peut considérer ses apports, comme en atteste la littérature qui commence à abonder dans les années 1950 (Moholy-Nagy23, Loewy24, Dreyfuss25, Rand26, etc.). Mais comment les mesurer ? les attester ? en définir les modalités ? Et comment faire face à la critique qui enfle, portée parfois par les designers eux-mêmes (Natalini27, Papanek28, Garland29...)? La Deuxième Guerre mondiale, puis les démonstrations de force technologiques de la guerre froide, exigent une « scientisation » du design : il est question de façonner et de transmettre des méthodes, voire des méthodologies, sur un modèle scientifique. Au cours des années 1960, le design industriel, sous l'influence des sciences de l'ingénieur, de la théorie et de l'analyse des systèmes, se façonne progressivement un cadre épistémique propre30. En 1966 est fondée la Design Research Society, première société savante de design. Le design devient un champ scientifique. Dès les années 1920, Theo van Doesburg notait que « notre époque est hostile à la spéculation subjective, que ce soit dans l'art, les sciences ou les technologies. Le nouvel esprit qui déjà gouverne presque toute la vie moderne est opposé à la spontanéité animale, à la domination de la nature, aux balivernes artistiques. Afin de construire un nouvel objet, nous avons besoin d'une méthode, c'est-à-dire d'un système objectif31». Dorénavant, la forme d'écriture qui performe le design, qui l'autorise à modifier objectivement le réel, qui lui confère une épaisseur politique, mais surtout économique, est l'article scientifique. Avec les formes de l'écriture scientifique, le design apprend à parler l'idiome dominant, hégémonique : celui de l'objectivation et de la mise en calcul du monde. Que le manifeste paraît faible alors, incapable qu'il est de faire ce qu'il dit, « parce que les conditions du faire ne sont réunies qu'en son sein, et dans l'espace de lecture ou d'écoute qu'il partage avec son public potentiel32». Paradoxalement, c'est bien parce que le manifeste ne cherche pas à convaincre, mais bien plutôt à traverser tous ceux en qui résonnent toujours-déjà ses promesses intenables que le monde qu'il imagine en partage est « le désir d'un projet collectif, celui d'une communauté à venir33». Et si nous abandonnions dès maintenant les calculs prévisionnels des business plans, prédictifs des algorithmes, pour la métrique des manifestes ?