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Le monde, sinon rien se déploie en ligne

Choisir l’essentiel : pour faire émerger une nouvelle façon de faire école

par Helene Fromen

Dialogue entre Sophie Pène du CRI, Université de Paris et Benjamin Graindorge, designer et professeur à l’Esadse, co-commissaires du projet Le monde, sinon rien.

Le monde, sinon rien : un projet commun

Comment s’est passée votre rencontre et comment se sont dessinées les intentions communes à l’Esadse et au CRI ?

Sophie Pène
L’Esadse et la Cité du design viennent à la rencontre du CRI début 2020. L’intention est de rapprocher deux espaces d’innovation, et de nouer des liens entre design, arts et sciences. Là naît l’idée de partager le commissariat d’une exposition dédiée à l’éducation. Comment les écoles répondent-elles aux transformations essentielles, écologiques, culturelles, économiques ? Que faut-il apprendre aujourd’hui pour prendre soin du monde ? De quelles connaissances la jeunesse a-t-elle besoin ? Les écoles s’attendent à des transformations fondamentales et personne ne sait comment faire. Ce sont ces sujets qui nous ont réunis, tout d’abord. Il y a entre le CRI et l’Esadse une idée commune, c’est la confiance dans la jeunesse et dans les chemins de création qu’elle ouvre. Le principe de notre exposition en est issu : les étudiants sont essentiels aux mutations ; ils en sont les sujets et les producteurs. C’est leur univers de pensée que nous cherchons à traduire.

Les étudiants sont essentiels aux mutations : ils en sont les sujets et les producteurs. C’est leur univers de pensée que nous cherchons à traduire.

Sophie Pène

Benjamin Graindorge
La difficulté pour nous a été de mettre en place une méthode de travail qui ne soit pas un dogme et que cette "méthode" ne soit jamais absolue car mutante à chaque moment ou le dialogue se fera. Mutante par le dialogue mais aussi par l’idée que le territoire fait partie du projet en le façonnant par ses contraintes, son climat, son langage et sa musique. Si notre méthode est capable de s’adapter à la réalité et à l’exigence des territoires nous pouvons sincèrement inviter des écoles partenaires car nous aurons tous une égale légitimité à dire ce qu’est « l’apprentissage » car nous aurons tous raison/tort, et nous pourrons ainsi apprendre les uns des autres.

Sophie
Nous avons commencé à travailler ensemble, Benjamin Graindorge et moi, à partir de janvier 2021. À ce moment de la préparation, le projet commun était bien affirmé, mais deux approches étaient en tension : du côté du CRI, nous avons l’habitude de mettre à disposition des étudiants des connaissances scientifiques, pour inciter à l’exploration, lancer la pensée critique et provoquer les questions nouvelles que les étudiants ne manquent jamais d’imaginer. La démarche a semblé verticale, autoritaire, aux étudiants de l’Esadse qui se sont associés à la première phase du projet. Je trouvais pour ma part un peu spontanéistes et frustrantes les approches des étudiants de l’Esadse. Pourtant, le modèle de formation sous-jacent est très proche : au départ il y a une observation, une curiosité, alors on part en enquête, on lance des observations, et on revient vers le point de départ pour voir quelles expérimentations opérer, quel système prototyper. Ce cheminement, on le retrouve dans toutes les écoles de création, qu’elles soient de sciences ou d’art, car elles ont en commun la relation à la matière et à l’expérience pratique. Mais il y avait, c’est sûr, une façon différente d’utiliser les connaissances.

Véritable double numérique de l’exposition, le site www.lemondesinonrien.fr est organisé en quatre rubriques : L’état du monde, Littérature fertile, Objets vivants, Terre. Il a fait le choix d’une navigation en 3D et d’un graphisme à la fois futuriste et sensible.

Scénographie numérique :
Benoît Zenker, chef de projet numérique
Benjamin Graindorge, scénographe
Le site a été conçu et réalisé par les étudiants de l’Esadse :
Valentin Aubert, Maëva Borg, Thomas Dutoit, Félix Fritz et Nicolas Mars.
Avec l’aide de David-Olivier Lartigaud.

Sophie
Les confinements successifs avaient créé une situation invivable pour le mode de travail imaginé. Benjamin a équilibré tout cela. Il a redonné du rythme, il a reconstitué une équipe très fédérative à l’Esadse. Certains étudiants nous ont quittés, d’autres nous ont rejoints. Il y a toujours des différences, par exemple sur ce qu’un travail créatif produit : récemment, des membres Esadse de notre équipe s’étonnaient un peu, à propos de notre partie « Terre », qu’un tableau qui recense les méthodes d’analyse de la pollution terrestre soit exposé. Ils étaient plus sensibles au caractère tangible des créations du Pôle terre de l’Esadse. Évidemment là il y a plus à voir, c’est toute une fabrique du vivant qui se déploie : des dispositifs d’aquaponie, de germination conçus par les étudiants en redonnant un usage à des objets abandonnés, meubles, matériaux de rebut. Ce n’est pas évident à mettre côte à côte.

Ce qui est certain, c’est que Benjamin a réduit le gap. Car il donne à toutes les étapes du travail une traduction « habitable » pour les différents projets. Oui, c’est le mot « traduction » qui me vient, et je pense à Barbara Cassin bien sûr et aux intraduisibles entre les langues. Les différentes versions scénographiques de Benjamin ont chaque fois facilité le dialogue entre des objets aussi différents que le larynx d’oiseau de Pauline Provini, côté CRI, et la distillerie pirate de Lola Hen, côté Esadse. Plus besoin d’expliquer et d’argumenter, Benjamin a créé les agencements visibles ! Et je crois que c’est cela qui l’intéresse, dans son travail - et son talent - de designer, ces dialogues et ces tensions entre les formes, qui nous ont amenés tous les deux à un gros travail d’élaboration, pour exprimer le sens commun de ces objets en apparence hétérogènes.

Benjamin
Le design est parfois réduit à la forme des choses alors qu’en général, le designer s’intéresse exclusivement à l’usage des choses, et ce mot - usage - peut très vite se remplacer par le mot - dialogue - et les méthodes des scientifiques pour mettre en place leurs études sont finalement très parallèles à celles des designers et artistes. Parler au monde pour le soigner, pas-à-pas.

La littérature fertile, qu’est ce que c’est ?

En quoi la pensée de l’anthropocène et de notre rapport à la terre nourrissent-elles le projet ? Comment s’articulent ce corpus théorique et vos actions dans le cadre du projet Le monde, sinon rien ?

Benjamin
Notre collaboration avec le CRI et plus particulièrement, mon travail avec Sophie m’a permis de découvrir une inversion de la méthode et du principe de la culture d’enseignement que l’on peut offrir dans nos écoles d’art. La littérature fertile que l’on peut simplifier en disant que c’est « la pensée des autres » n’intervient jamais au début de nos projets car nous avons toujours peur d’être influencés ou trop nourris et que finalement nos projets nous échappent. Alors que c’est justement l’inverse et les échanges que nous avons eus, Sophie et moi, ont totalement transformé cette vision que l’on peut avoir lorsque l’on cherche à se protéger des autres et que notre égo se gonfle d’une absolue maîtrise… maîtrise pouvant être totale mais d’un territoire tout petit. Et la littérature fertile sert à ça ! Ouvrir plus grand la pensée, accepter la complexité et ne pas se suffire de l’intuition. Manipuler la pensée des autres par leurs écrits, c’est faire preuve d’humilité et dans ce moment de grand changement, se rendre compte que tout ne repose pas sur les épaules de chacun peut avoir la vertu du soulagement.

La littérature fertile sert à ça ! Ouvrir plus grand la pensée, accepter la complexité et ne pas se suffire de l’intuition. Manipuler la pensée des autres par leurs écrits, c’est faire preuve d’humilité.

Benjamin Graindorge

Sophie
Tout au début, nous avions cette idée d’un état du monde, qui est envahi de vestiges, de choses lourdes dont on ne se débarrasse pas, qui bloquent l’action, qui semble tuer d’avance toute possibilité d’un futur désiré. Alors qu’on sentait aussi les émergences, la pensée imaginative et légère, les initiatives extraordinaires qui palpitent et qui donnent de l’espoir. C’est ainsi que le Champignon de la fin du monde, d’Anna Tsing, a donné sa dialectique à notre exposition : ce livre raconte une histoire, celle de champignons précieux, les matsutake, qui sont venus s’installer dans un terrain qu’on croyait stérilisé sous l’effet de l’occupation humaine. Nous avons commencé à lire ensemble, avec les étudiants qui travaillaient avec nous, outre Anna Tsing, Donna Haraway, Baptiste Morizot, et bien sûr Bruno Latour. C’était merveilleux de voir comment ces textes, familiers pour certains étudiants, nouveaux pour d’autres, vivifiaient leur pensée. Comme si c’était fait pour eux, écrit pour traduire leur cadre intime de perception du monde. C’est pourquoi nous avons traité ces textes avec le plus grand respect, pas du tout comme une citation qui plane entre deux guillemets à l’entrée d’une salle, mais comme des objets en soi, que nous exposons, grâce au travail graphique et sonore mené par l’équipe de design numérique. Parce qu’ils traduisent un état de pensée de notre époque qui aide à ouvrir des voies pleines d’espérances, d’expériences et de sensations, tout simplement par l’écoute des mondes vivants, des animaux, des insectes, des plantes.

Nous avons commencé à lire ensemble, avec les étudiants qui travaillaient avec nous, outre Anna Tsing, Donna Haraway, Baptiste Morizot, et bien sûr Bruno Latour. C’était merveilleux de voir comment ces textes, familiers pour certains étudiants, nouveaux pour d’autres, vivifiaient leur pensée. Comme si c’était fait pour eux, écrit pour traduire leur cadre intime de perception du monde.

Sophie Pène

Quelles perspectives pour un renouveau de l’institution école ?

Quelles mutations ce projet ouvre-t-il pour une autre école possible ? Comment Le monde, sinon rien s’intègre dans la Biennale 2022 ?

Benjamin
Il y a une idée qui m’est très chère : les écoles sont des abris. C’est pourquoi elles autorisent le risque qu’il y a dans la création. Nous ne voulions pas porter de jugement sur les écoles, ni donner une feuille de route pour les réformer. Nous voulions nous mettre à l’écoute de cette vie subtile qui s’épanouit dans les écoles : les étudiants se débrouillent avec les connaissances qu’ils reçoivent, ils puisent dedans pour expérimenter et renouveler le vocabulaire, les agencements.

Ce que nous voulons lancer c’est un grand mouvement d’assises des écoles, où les directeurs et directrices s’assoient autour des étudiants, symboliquement, et les écoutent dérouler ce qu’ils ont en tête.

Sophie Pène

Sophie
Nous avons retenu une proposition de François Taddei, nous intéresser au dialogue entre les étudiants et l’institution. Ce qui l’intéresse, c’est la dépendance dynamique qui existe entre les étudiants et leurs écoles. Il est vrai qu’écouter les étudiants sur le devenir de la formation, et ensuite donner la parole aux directeurs des écoles, avec l’idée de créer des convergences, ça n’est pas suffisant, si on vise une énorme transformation, en urgence. Donc, là où nous en sommes, c’est que notre site Le Monde, sinon rien est un terrain d’expérimentation, à l’écoute des étudiants des écoles de création, à l’adresse des institutions. Et ce que nous voulons lancer c’est un grand mouvement d’assises des écoles, où les directeurs et directrices s’assoient autour des étudiants, symboliquement, et les écoutent dérouler ce qu’ils ont en tête, pas de manière agonistique, non, en tout cas pas tout le temps. Nous ne pouvons pas ressentir le monde qu’ils perçoivent. Il faut prendre le temps qu’ils l’expliquent et le déploient. C’est à partir de là qu’on peut espérer faire virer les gros bateaux que sont les écoles.

Nous ne souhaitons pas particulièrement définir une formation idéale. Nous nous mettons à l’écoute, pour laisser advenir les projets. En somme, les écoles sont des territoires fertiles. Regardons ce qui lie les étudiants à ce territoire, et comment ils dessinent son futur, en faisant des propositions, par leurs projets.
Notre but est bien de décrire les mutations en cours, depuis la place des étudiants.
Le cadre que nous proposons dans Le monde sinon rien virtuel, c’est de regarder ce qu’est un territoire de création, de suivre les enquêtes et les observations que les créateurs, scientifiques, artistes, designers, y mènent. Les projets qui s’y développent, nous les considérons comme des objets vivants, qui symbolisent des propositions pour un territoire. Notre commissariat, c’est la mise en dialogue de ces objets, ce que Baptiste Morizot nomme une diplomatie, quand plusieurs espèces partagent un territoire.

Benjamin
Il n’est pas possible d’affirmer qu’une méthode est parfaite, définitivement bonne, par contre mettre en place le cadre d’un espace suffisamment rassurant et sûr pour que les étudiants puissent y livrer leurs projets est notre devoir. L’idée d’un cadre rassurant est d’ailleurs peut-être une erreur et il faudrait sûrement plus parler d’un squelette supportant nos étudiants à partir duquel ils pourront se construire et peut-être, par bonheur s’émanciper.
La complexité est de rester - pour nos institutions - à l’échelle du dialogue et de l’échange pour que jamais la méthode devienne structure et qu’elle s’ankylose et ainsi permettre la mutation « par » le cadre, « par » la méthode.

Notre idée c’est de collecter et de provoquer des projets qui seront des traducteurs, des ambassadeurs, de mondes en germe...

Benjamin Graindorge

Benjamin
Notre idée c’est de collecter et de provoquer des projets qui seront des traducteurs, des ambassadeurs, de mondes en germe. Nous le ferons tout au long de l’année. Et de les réunir pour la prochaine Biennale, soit dans les murs de la Cité, soit sous forme numérique, soit par une exposition démultipliée et présente dans toutes les écoles qui veulent travailler avec nous.

Le monde, sinon rien invite toutes les écoles d’art et de design à créer le réseau des "écoles de création dans l’anthropocène". Une véritable pédagogie de l’anthropocène se met en place. Affirmons ensemble le grand tournant des écoles. D’ici à novembre 2021, réunissons les initiatives pour les partager avec le grand public du design lors de la biennale 2022 !

Entrer en contact avec Benjamin Graindorge et Sophie Pène : lemondesinonrien@gmail.com

Le monde, sinon rien
Rêver, apprendre, renouer

Commissariat : École supérieure d’art et design de Saint-Étienne + CRI, Université de Paris
Benjamin Graindorge et Sophie Pène
Marguerite Benony, commissaire assistante
Marion Fraboulet, chargée d’exposition
Jeanne Bonnel, édition de contenus et médiation scientifique
www.lemondesinonrien.fr

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