Chaque création s’inscrit dans un contexte, s’intègre dans un environnement, et l’impacte. En cette période de crise écologique, les jeunes artistes en ont plus que jamais conscience.
Provenance et composition des matières premières, méthodes d’assemblage, consommation énergétique, fin de vie… Concevoir chaque projet dans sa globalité, tenir compte des interdépendances existantes, considérer le cycle de vie des objets, permet de continuer à créer en toute conscience. Il s’agit de réaliser que la création est vivante.
On comprend alors tout l’intérêt pour les artistes de renouer avec « le vivant ». Un projet d’envergure qui prend corps dans différentes écoles d’art.
Rencontre avec Pauline Liogier (Pôle Terre, Esadse) et Pauline Gillard (responsable pédagogique des jardins suspendus de l’école d’art de Belfort), qui ont créé des jardins au cœur de leurs écoles d’art.
Ce n’est pas juste “faire du jardinage”, comme une échappatoire ou une pause amicale. L’objectif est de faire partie intégrante de l’enseignement, au même titre que la peinture, que la critique d’art.
Lorsqu’elle lance le projet de jardin dans l’école d’art de Belfort il y a 4 ans, Pauline Gillard n’avait pas connaissance d’autres projets de ce type. Aujourd’hui, elle échange régulièrement avec ses pairs, pendant que ses anciens étudiants essaiment également dans son sillon. Elle énumère : « Une enseignante de l’école du Mans veut monter un projet similaire, j’échange beaucoup avec l’école d’art de Mulhouse, avec Miguel Mazeri qui est prof en design ecosocial, Didier Kieffer… et Pauline Liogier dont j’admire beaucoup la force avec laquelle elle porte son “Pôle Terre” à Saint-Étienne. Cette question de remettre le vivant dans la pédagogie en école d’art est en gestation, et ce n’est pas juste “faire du jardinage”, comme une échappatoire ou une pause amicale. L’objectif est de faire partie intégrante de l’enseignement, au même titre que la peinture, que la critique d’art etc. ».
Ces dernières années, elle a ainsi pu observer le développement de projet faisant écho au sien, et les mutations des « générations d’étudiants » qui en quelques années seulement sont « plus aguerries (déjà que moi-même au même âge), ça me réjouît dans le flot de mauvaises nouvelles. Entre la 1re et la 4e promotion, les jeunes personnes sont beaucoup plus informées, mobilisées aussi. Il y a une vraie urgence, je le ressens beaucoup plus. » Ce sentiment est partagé par Pauline Liogier, qui bascule directement d’étudiante à professeure à l’Esadse : « l’Atelier Pôle Terre est aussi un moyen de contrer l’éco-anxiété que j’ai moi-même vécue », explique-t-elle, « j’essaye surtout de soutenir ce genre d’inquiétudes, de les questionner et les alimenter plutôt que de les étouffer ». Cet atelier, issu de son projet de fin d’études et de mémoire, s’épanouit désormais sous la forme d’un module pédagogique intégré au parcours universitaire des actuels étudiants. La jeune enseignante analyse : « On demande un point de vue au designer/artiste, on lui demande de proposer des futurs, de les imaginer… Le vivant est un des enjeux lourd et riche pour les générations qui arrivent. » Elle ajoute : « Des artistes et designers travaillent avec le vivant, mais c’est un champ de la discipline que l’on n’expérimentait pas du tout à l’école. »
L’Atelier Pôle Terre est aussi un moyen de contrer l’éco-anxiété que j’ai moi-même vécue.
Lors des ateliers, à Belfort comme à Saint-Étienne, les étudiants sont plongés dans des apprentissages concrets : botanique, bricolage, technique de jardinage… Pauline Liogier raconte : « La documentaliste de l’école a beaucoup travaillé pour donner accès aux étudiants à différents ouvrages pratiques. Dans l’atelier, il s’agit aussi de rater des choses, recommencer, faire autrement, faire de la récup », respecter, apprendre à connaître son terrain… ». Ces nouvelles techniques, les étudiants se les approprient si bien qu’ils les utilisent aussi en dehors de l’école, sur leurs balcons et bords de fenêtres notamment. Même phénomène à Belfort : « La question de l’autonomie avec le jardin résonne dans la vie quotidienne étudiante », observe Pauline Gillard.
Des carottes de terre — Exemple de projet d’un étudiant au Pôle Terre
Décider de cultiver la terre à Saint-Étienne, déterre toujours le sujet de la pollution des sols. Au Pôle Terre, Pierre-Côme Durand (étudiant en 2e année) se penche vraiment sur la question, et crée un outil de carottage. Après avoir creusé avec celui-ci, pioché des échantillons près de l’école dans la zone prévue pour le jardin, et les avoir analysés en collaboration avec l’École des Mines, le verdict tombe : « Les scientifiques étaient relativement mesurés dans leurs réponses, mais en passant du temps dans les différents tableaux Excel, en comparant aux différentes normes des pays européens nous en avons conclu qu’il était dangereux de manger des végétaux qui auraient poussé à cet endroit. Je ne voulais pas prendre la responsabilité de planter et donner les récoltes aux étudiants, alors on a finalement tout fait hors-sol. C’était contre-intuitif, ça n’a pas été évident pour moi d’accepter de faire importer de la terre, ça me paraissait absurde, mais ça nous a permis d’avancer », commente Pauline Liogier, responsable pédagogique du Pôle Terre.
Sortir les élèves de l’établissement scolaire est une démarche qui peut se mettre en place à tous les niveaux : dès le plus jeune âge, avec les « écoles dans la nature » 1, comme dans les études supérieures.
« J’ai commencé mon mémoire en allant rencontrer des jardiniers, pour comprendre la façon dont ils appréhendent leurs jardins. Le jardinage met en place un processus créatif : comme en art et en design. On retrouve la même passion qui donne une forte énergie chez les jardiniers et les artistes », raconte Pauline Liogier. Dans son projet, les liens avec l’extérieur sont toujours forts, elle donne en exemple : » cette année nous avons travaillé avec l’association Poisson mécanique qui a créé un jardin dans une maison de retraite et utilise cet outil pour pointer les dysfonctionnements de l’environnement dans lequel vieillissent les personnes âgées ». Pour Pauline Gillard, cette question des liens avec l’extérieur est primordiale. Pour les créer et les entretenir, elle développe différents partenariats : « J’essaye d’ouvrir au plus, d’avoir des caisses de résonance sur d’autres manières de pratiquer avec les végétaux. On a un partenariat avec le tout proche lycée de maraîchage, on échange avec nos voisins : un qui fait du lombricompost, un autre qui est anthropologue et quelqu’un d’assez réjouissant, un garde forestier qui a une pratique de la gestion de la forêt militante… On a monté un principe d’Amap à l’école qui permet à des paysans d’intervenir. Par exemple, un apiculteur avec qui on a installé des ruches va venir donner une conférence sur les abeilles. Avec toutes ces personnes, nous pratiquons des échanges (de savoirs ou de matériel). Ce sont, comme les artistes, des ressources à mobiliser. En ce moment, on réfléchit à monter un réseau avec des artistes et designers qui ont des pratiques avec le vivant, soit dans leurs recherches artistiques, soit dans des lieux… »
« Actuellement, le jardin influence toute la pédagogie de l’école », observe paisiblement Pauline Gillard, qui nous explique que l’avantage d’être une « petite » école, est que les échanges se font facilement lors des moments informels : tous les enseignants connaissent le détail de ses activités. Elle poursuit : « l’ensemble de l’école adopte de nouvelles règles du jeu, pour être plus proche d’un cycle du vivant. Par exemple, toutes les invitations et événements qui scandent la vie de l’école seront désormais articulés au calendrier lunaire. Les profs s’emparent de la potentialité du jardin, pour les compétences à acquérir par les étudiants on raisonne en savoir-faire, comme en permaculture on se met à réfléchir en termes de ressources, on compose avec des personnes-ressources situées, ce qui influence notamment les invitations… La tournure que l’école prend me fait plaisir, surtout parce que ces règles du jeu ne viennent pas de moi, mais des autres enseignants des disciplines artistiques. » Pauline Gillard conclut en rappelant : « ce n’est pas “mon” jardin : c’est le jardin de l’école. » Il ne s’agit donc pas seulement de « pleurnicher le vivant » 2mais bien de donner des outils aux étudiants et leurs entourages, pour allier regard critique et mains armées, de pelles et de râteaux ; cela peut paraître naïf, mais peut pourtant permettre de ratiboiser des surfaces insoupçonnées.
IdéesEnjeux politiques de l’art du jardinageundefined