Alors que le travail s'immisce dans nos sphères personnelles1, l'espace domestique n'échappe pas à cette dynamique hégémonique. Le geste industriel s'invite dans nos foyers au travers des multiples équipements qui les peuplent, nos domiciles mutant peu à peu en des terminaux industriels. Dans cette même logique, et à l'ère du tout-digital, l'usager de la fin de la modernité se construit de multiples facettes : ses activités professionnelles et de loisirs, entremêlées au quotidien, le rendent créateur en masse de données in/utiles qui participent d'un travail permanent in/visible et global. Constituer un panorama exhaustif des mutations du travail est mission impossible tant le champ du travail est étendu à l'ensemble de nos vies et de nos cultures. Toutefois, effectuer une coupe panoramique dans les dernières mutations du travail liées au digital labor permet de relier vie quotidienne et formes émergentes du travail, jusqu'à en esquisser les fins ou alternatives possibles. De l'économie du partage - impliquant intimement l'usager - qui constitue le socle des plateformes de services2, aux dernières évolutions de l'automatisation robotique3 et surtout algorithmique, en passant par la figure invisible du travailleur, tantôt agent d'un capitalisme abstrait, tantôt précaire ultra-actif, le travail entraîne dans sa spirale de mutations tout ou partie de nos modes de vie. La technologie et le design sont les outils de ces mutations, fluidifiant les activités, jusqu'à rendre tous les outils confortables et ubiquitaires : travaillant dans son lit, en vacances, en multicouche ou en multitâche, l'homme augmenté de ses machines domestiques ne cesse de produire. Même lorsqu'il consomme, il n'y a plus de répit : les traces laissées deviennent data qui rejoignent l'appareil mondialisé4 de production. Le panorama, à tous ses points d'observation, montre qu'un monde que nous appelions monde de consommation est devenu petit à petit un monde de production permanent où le selfie et le like pourraient être les plus petits dénominateurs communs. À l'intérieur de ce maelström où l'individu se retrouve bien souvent seul à lutter face à l'emprise de la technique et des injonctions sociales à travailler toujours plus, les alternatives s'organisent à échelle humaine. Ainsi, au cœur de métropoles comme Saint-Étienne, émergent des alternatives construites autour de nouvelles organisations du travail en tiers-lieux5, le collectif jouant le rôle de courroie de transmission des savoirs et aidant à l'autonomisation de l'individu avec la bienveillance du groupe. D'autres choisissent d'accélérer6 les processus techniques en demandant l'automatisation complète du travail, pour libérer totalement l'individu, lui délivrer un salaire universel et enfin pouvoir réarmer une critique de l'accumulation et organiser une redistribution effective du pouvoir de choisir sa vie. Autres stratégies proposées, on découvrira l'intérêt expérimental d'individus pour des biorythmes permettant de repenser le rapport au temps et à la production, d'un refus du travail7 à un choix de vie sobre, sensible, ralenti : le rapport au travail se réinvente à la marge. Qu'elles soient alarmistes, salvatrices ou mystiques, les mutations futures et possibles du travail sont autant de possibilités existentielles qui donnent l'occasion d'inventer de nouvelles organisations sociales, de nouveaux outils et de nouvelles façons de vivre ensemble.
Les promesses de croissance et de confort, moteurs du projet moderne, s'éloignent et nous laissent dans une grande période d'instabilité qui remet en jeu le modèle de société dans lequel nous bâtissons nos vies. Le travail est, par ses contradictions internes, symptomatique de cette mutation. Le design, lui aussi, mute : d'abord outil de mise en forme et en signe de la modernité, via le dessin de très beaux objets, icônes de l'industrie, il est dorénavant l'incontournable metteur en scène de toutes les démarches de projet, y compris critique. L'extension de ses territoires (dont les biennales de Saint-Étienne ont été tantôt annonciatrices, tantôt caisses de résonance) laisse apparaître un design en rupture sur ses fondamentaux (dessin d'objets pour une production en série), mais de plus en plus puissant en tant qu'outil de conception social et politique : le design est sollicité jusque dans l'amélioration de la productivité des entreprises (comme, par exemple, les démarches de Design Thinking ou de conception innovante) et la réorganisation des politiques publiques. Il était donc inévitable de confronter travail et design, tous deux en mutations profondes. Porter le projet de société est une étrange responsabilité pour le designer, probablement issue de la crise de l'abondance, de la surcharge pondérale d'objets : mettre de l'ordre, classifier, inventorier, « méthodologiser », telles furent les premières missions du design dont les modernes souhaitaient qu'il résolve la question de la production massifiée. Nous comprenons aujourd'hui, après le gaz Zyklon8 , Tchernobyl9 ou la ville à cent à l'heure10, que la mise en ordre du monde matériel ne suffit pas, mais que le design pourrait s'appliquer à un ensemble d'objets plus étalés et plus complexes que seraient la forme et les usages et pratiques des sociétés. C'est d'ailleurs pour cela que la figure du designer est aujourd'hui incluse dans des pratiques amateurs, des collectifs, des individus engagés, des territoires, des tiers lieux, des projets sociotechniques, des politiques publiques. Ce renouvellement de la compréhension du métier offre une prise de conscience radicale et des pistes pour aborder la fin de période moderne. De nouvelles figures apparaissent et offrent des choix multiples : designers majordomes au service d'un quotidien délirant, designers assistants d'une séance d'exorcisme collectif, designers survivalistes au cœur de la machine cacochyme, designers activistes de quartiers revitalisés… Se réapproprier le quotidien, au nom du collectif, a constitué l'essence des actions d'émancipation menées dans les années 1960 contre la société disciplinaire11. La révolution réactionnaire des années 1980 avec Reagan et Thatcher, permettant le déploiement néolibéral à l'échelle planétaire, instaure ce que Deleuze décrit comme une « société de contrôle », c'est-à-dire une présence diffuse et individualisée de l'idéologie néolibérale, dont l'ordinateur généralisé et internet sont les outils12. Cette mise sous tension du quotidien installe un contexte tout à fait perturbant pour la prise en charge du cadre de vie par les designers. Certains se déclarent définitivement méchants comme Sottsass13, d'autres jouent les thuriféraires du système des objets, lorsque les plus audacieux rejoignent un maquis de l'autoproduction et de la confrontation au social. À Saint-Étienne, par exemple, l'implantation de la Cité du design, objet hors normes dans ce territoire, ne pouvait provoquer que des situations inédites : une ville qui se réinvente par le design, qui puise une partie de son projet dans cet outil protéiforme constitué de fonctions, de formes, d'imaginaires, de techniques et d'usages. La ville est petit à petit bouleversée, mais aussi la pratique même du design et des designers. Les stratégies à l'œuvre aujourd'hui dans le monde du design méritent toute notre attention, car elles disent beaucoup de la confusion des idéologies politiques qui s'affrontent pour la production d'un cadre de vie. D'un côté, toujours dominante, la quête d'un bien-être absolu, entièrement appuyé sur les notions de productivité et de croissance. Or, ce théorème qui a mis en forme l'ensemble de notre organisation sociale - mais aussi nos espaces collectifs et nos espaces les plus intimes - est le moteur d'un désastre généralisé, écologique, politique et social. De l'autre, des pistes alternatives qui structurent tant bien que mal une pensée dite « de gauche ». Celles-ci oscillent entre des postures traditionnellement collectivistes et activistes et, à son avant-garde théorique, une accélération vers une émancipation complète des asservissements techniques14. Nous faisons l'hypothèse d'une troisième voie que le design rencontrera tôt ou tard : un design qui élaborerait les conditions de sa disparition même, c'est-à-dire embrasserait son rôle ultime en faveur d'une écosophie assumée, une écologie profonde15; le rôle du design serait de disparaître pour laisser enfin place à une vie assumant pleinement ses mystères insolvables.
Le travail est le terrain propice à la ré-interrogation impérative du rapport de l'homme à la nature, et de la production des objets, des outils, des dispositifs - dont le design s'empare avec une grande inventivité, tout en se redéfinissant lui-même en un work in progress plein de promesses. La promesse, c'est aussi celle, récurrente, d'un travail et d'un plein-emploi pour demain, qui va de pair avec l'annonce sans cesse démentie d'une croissance à venir. Cette promesse systématiquement déçue repose, d'une part, sur la confusion entre emploi et travail16, mais aussi sur une notion de croissance post-guerre et post-colonies qui dura cinquante ans et ne connaîtra plus une telle exponentielle. Cette promesse est donc à travailler comme autant d'hypothèses culturelles, auxquelles le design peut faire écho de façon singulière. Le design s'est en effet épanoui au XXe siècle comme un outil de croissance supplémentaire, mais, percuté par les crises de Tchernobyl, du 11 septembre 2001, de Katrina, des subprimes, les migrations, etc., il a entrepris au XXIe siècle de mettre ses compétences en jeu politiquement, dans le champ du social. La Biennale Internationale Design 2017 s'installe donc au cœur de cette promesse. Elle sera l'occasion de dresser un bilan approfondi, d'ouvrir des perspectives alternatives, spéculatives et créatives à travers le regard singulier que porte le design de l'ère postindustrielle sur ce changement de société. Se constitue alors un vaste champ d'expérimentation à interroger : comment une ville comme Saint-Étienne, sur laquelle l'empreinte industrielle est encore très prégnante, peut-elle accompagner ces réflexions ? Que sera l'entreprise du futur ? Quels seront les métiers et les savoir-faire de demain ? Quelles possibilités d'organisation sont possibles : co-working, partage, groupe-projet, indépendance, intermittence ? Quelles nouvelles formes de collaboration entre employés et employeurs ? Se posent aussi des questions sur les impacts économiques du numérique et du collaboratif prenant compte de la gratuité, de l'open source, des communs, du non travail, etc. Comment les entreprises engagées dans des modèles établis peuvent-elles adopter ces nouvelles pratiques ? Comment les individus s'y retrouvent-ils ? Comment s'organisent-ils ? politiquement ? socialement ? techniquement ? Quels objets accompagnent l'évolution des métiers et des savoir-faire ? En quoi cette nouvelle relation au travail questionne-t-elle le design dans sa production de formes, d'espaces et/ou de services ? Quelles sont les alternatives et les propositions du design pour une société postindustrielle ? Comment un territoire comme Saint-Étienne peut-il accompagner ces nouvelles formes d'activité et être un moteur d'inventions dans ce domaine ? Ces notions ont été adressées à nos commissaires invités - artistes, architectes, designers, mais aussi écrivains, à qui nous avons demandé quel pouvait être le point de vue de ce design en mutation sur les mutations du travail, et comment, en retour, le travail modifie nos espaces, nos objets, notre quotidien et nos corps.
Catalogue d’expositionCatalogue de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2017Working Promesse