Dans ma pratique je m’intéresse au savoir faire et à l’artisanat. L’année dernière j’ai eu l’occasion de faire un semestre à Lima au Pérou, j’y allais pour découvrir leur savoir faire en céramique. J’y découvre finalement mon sujet de mémoire, la Chicha. La Chicha est un mouvement graphique né dans les années 70/80 à Lima, au Pérou. Ce mouvement est apparu dans un contexte social tendu. Il faut savoir qu’au Pérou, il y'a deux types de population, les natifs et leurs descendants, et les descendants des créoles et des colons. Dans les années 50, Une crise économique pousse les populations de province à migrer vers Lima jusque dans les années 80. Cette nouvelle population se voit contrainte de vivre en marge de la société et donc de créer ses propres moyens de diffusion. Les affiches Chicha sont des affiches de concert, avec de gros lettrages et des couleurs fluo, placardées le long des routes dans les périphéries de Lima.
Mes recherches pour ce mémoire m’ont amenée à rencontrer des artistes Chicha, dont Chichamare qui m’a fait une démonstration de calligraphie Chicha.
De retour en France, je me suis intéressée à cette calligraphie que j’avais découverte. En m’appuyant sur la vidéo de la démonstration de Chichamare, j’ai commencé à l’utiliser dans les titres de monmémoire.
En parallèle, je me penchais sur les points qui m’attiraient dans la Chicha : le travail de la lettre, les couleurs vives et fluo, l’importance de l’atelier et du fait main, et le lien direct avec la musique.
Par la suite, lors d’un workshop, j’ai décidé d’analyser cette calligraphie en identifiant chaque ductus nécessaire à la construction d’un alphabet complet. J’en ai compté neuf, dont un qui ne sert qu’à faire le S.
(Ductus : un des éléments principaux de l'écriture, et donc de la calligraphie. Le ductus est une suite logique de gestes naturels, dictés par la nature de l'outil d'écriture, sa tenue, son orientation. Un bon ductus favorise la rapidité d'écriture.)
J’ai donc repris chaque ductus afin de construire des caractères spéciaux, des ligatures, des numéros…
Il faut savoir que la calligraphie péruvienne est traditionnellement en lettres majuscules. Cette calligraphie vient à l’origine d’une loi qui imposait aux camions d'indiquer le poids et la charge maximale, et elle a par la suite été utilisée sur les bus pour indiquer les directions.
Par la suite, je me suis recentrée sur la lettre et sur sa construction. J’ai voulu tracer des caractères plus abstraits. Cela m’a fait remarquer qu’à force de pratiquer, j’avais acquis des réflexes qui donnaient un sens précis et un placement logique à chaque ductus.
Pour me libérer de cette contrainte, j’ai pris chaque ductus comme une forme que j’ai découpée en choisissant de faire deux familles : les formes roses étant comme les mouvements fondateurs, qui font office de structure au caractère, celui que l’on trace en premier, et les vertes qui viennent par-dessus, préciser et définir le caractère.
Avec ce répertoire de formes, j’ai commencé à construire des caractères plus ou moins expressifs. J’ai décidé de construire mon propre alphabet, en ignorant la logique des ductus traditionnels et en épuisant les possibilités de construction pour chaque lettre afin des électionner celles qui formeraient ce nouvel alphabet.
Je m’intéressais aussi au travail de Jérôme Peignot et sa Typoésie. J’aimais l’idée que la lettre soit utilisée en tant qu’entité au détriment d’un véhicule de sens, jouer avec les formes, les tailles, les couleurs afin d’y trouver un rythme visuel. Je découvrais aussi le Nouvel Alphabet Lettrique d’Isidore Isou et la poésie lettriste, une poésie sonore basée sur l’alphabet grec où chaque lettre est un son, une respiration, un mouvement.
Je me suis donc intéressée au rapport entre le son et la calligraphie.
En parallèle de ceci, j’ai commencé un exercice d’écriture, j’écrivais des textes ayant pour thème une notion importante ou récurrente dans mon travail. Ces textes sont des définitions personnelles de chaque notion. Plus ou moins oniriques, ces textes forment ensemble comme unlexique propre à ma pratique.
Je me suis servie de ce lexique pour utiliser la calligraphie que j’expérimentais depuis quelques mois. J’écrivais ces textes en minuscules, avec la ponctuation et les accents requis, en utilisant toujours les neuf ductus qui composent cette calligraphie. J’aimais le fait de sortir du titrage et de voir la calligraphie prendre possession de la feuille.
J’avais envie d’intégrer la sérigraphie dans ce projet, car dans les ateliers que j’ai pu visiter au Pérou, calligraphie et sérigraphie cohabitent. J’ai sélectionné 5 caractères à reproduire. Les passages d’impression ne se faisaient pas par couleur, mais par forme, chaque ductus était isolés sur un cadre. Nous étions donc en cadre libre et nous construisions les caractères au moment de l’impression. Certains ductus ont été calligraphiés directement sur le cadre à l’émulsion afin de garder une image fidèle au geste.
Par-dessus ces sérigraphies, j’ai calligraphié les passages de mon lexique qui m’évoquaient une ambiance sonore. Ceci afin d’attribuer une identité à ces ductus rose et vert et ce nouvel alphabet.
Après ce travail, j’ai décidé de revenir à la calligraphie et de la réapprendre en m’appuyant sur les caractères que j’avais construits. J’ai commencé à écrire dans ce langage, avec cet alphabet, à le mélanger avec l’alphabet plus traditionnel en noir.
J’ai commencé à écrire des paroles de chansons car je sentais une forme de musicalité à exploiter.
La forme de certains textes se rapprochait des graduels et partitions médiévales phylactère, ce qui me conforte dans l’idée detravailler avec la musique, et en particulier celle que j’écoute. Pour ce travail, j’ai donc choisi un morceau de punk français des Wampas, un freestyle d’une rappeuse française Leys et d’un groupe punk féministe péruvien Las Rataspunk.
Ce sont des affiches uniques, où le noir est sérigraphié, et la couleur est calligraphiée par-dessus. Elles fonctionnent en séries de 3 : une version noire classique et le fluo qui envahit le texte aufur et à mesure. L’idée étant que le fluo agisse comme un bruit de fond de plus en plus présent.
J’ai proposé à Romain Crozier, musicien, compositeur membre du groupe « mitsein. », s’il était intéressé de lire une de mes affiches comme une partition. Le son, représenté par cet alphabet fluo, envahit la musique principale. Il a accepté et s’est donc appuyé sur les extraits de mon lexique pour trouver des situations, des scènes, des enregistrements d’objets… Cette expérimentation musicale était une façon derevenir au son et à la musique. C’est une exploration des relations entre levisuel et le sonore, voir comment ces savoirs faire peuvent s’enrichir mutuellement.
La dimension atelier de ce projet a été moteur pour moi. J’ai toujours adoré les ateliers et les espaces de travail créatifs. Souvent en désordre, bruyants et vivants, ils nous dévoilent les dessous d’un projet, les recherches, les techniques, le matériel et les postures utilisées… Ils donnent une autre vision du projet.
© Photographies par Juliette Mottier et Pierre Grasset