Je m'appelle Buliash Todaeva, je suis titulaire d'une licence en design industriel et d'un master en technologie et ingénierie de l'environnement.
Je suis également la fondatrice de Zerowaste.lab et chargée de cours en design durable à la British Higher School of Design. J'ai quitté la Russie après le déclenchement de la guerre en Ukraine parce que je suis engagée politiquement et qu'il était devenu dangereux pour moi de poursuivre mon travail à Moscou.
Ce sont mes recherches et mes choix politiques qui m'ont amenée au sujet dont je vais vous parler aujourd’hui.
Lorsque nous percevons des événements historiques, et plus encore lorsque nous lisons l'histoire d'une nation, nous voyons l'Histoire comme un ensemble d'événements qui se sont déroulés simultanément dans le temps. C’est un temps chronologique. Notre perception de tel ou tel processus se forme sur la base de nos croyances politiques et de nos constructions sociales et culturelles.
Les Kalmouks, ou Oirat, sont un peuple nomade qui vit aujourd'hui principalement dans la République de Kalmoukie et dans l'État du New Jersey, aux États-Unis. Ils sont les descendants des tribus Oirat, qui ont émigré du territoire de Dzungaria à la fin du 16e et au début du 17e siècle. La Kalmoukie est la seule région d'Europe où l'on pratique une forme traditionnelle de bouddhisme.
Mon expérience en tant que porteur de culture est très ambiguë. Je suis kalmouke et végan, ce qui m'exclut de nombreuses traditions liées à l'élevage. Je suis kalmouke et féministe, ce qui diffère également de l'image véhiculée par la plupart des membres de la communauté. Je suis kalmouke et dessinatrice industrielle et j’ai commencé par concevoir des véhicules, mais ce changement de vie et ce déménagement forcé m’ont amenée à me recentrer sur des questions sociales qui étaient importantes pour moi. Je pourrais citer bien d'autres exemples, et l'on ne peut qu'imaginer à quel point il était important pour moi d'explorer ce sujet avec les moyens artistiques dont je disposais.
Je me suis demandé comment il était possible de travailler sans appropriation culturelle, sans esthétisation et sans simplification du sens sacré direct. Ce concept sociologique est apparu dans le monde universitaire dans les années 1980, grâce au débat décolonial. Des exemples fréquents d'appropriation culturelle peuvent être trouvés dans l'industrie de la mode, où l'emprunt devient exploitation, perte et distorsion de sens, comme l'une des collections Gucci avec le turban traditionnel sikh, qui est avant tout un symbole religieux plutôt qu'un ornement.
Le passé d'une culture qui disparaissait peu à peu
Dans la culture kalmouke, le processus de consommation des aliments revêt une importance prédominante et est associé à des significations symboliques rituelles. L'alimentation présente un intérêt non pas en termes de technique culinaire ou de valeur nutritionnelle, mais en tant que rituel de la culture quotidienne, intimement lié aux autres aspects de la vie. J'ai donc décidé d'étudier l'unité entre la production d'objets quotidiens et la préparation de la nourriture, car dans un mode de vie nomade, ces processus étaient continuellement liés. Dans mon projet, il est important pour moi de considérer la culture nomade comme une expérience existentielle dans certains contextes naturels et historiques. En me basant sur les travaux d'universitaires russes et post-soviétiques tels que A.M. Khazanov, D.A. Zhakupbekova, N.N. Kradin et d'autres, je perçois ma recherche comme un sujet de réflexion philosophique. L'existence du nomadisme dans le cadre du capitalisme est impossible, car le processus d'accumulation est incompatible avec le nomadisme. Je ne fais pas revivre le contexte, ni ne cite directement des éléments culturels. Ce qui m'intéresse, c'est de préserver la relation unique entre la production d'aliments et de matériaux, et de faire en sorte que ce lien conceptuel existe à nouveau.
L'adaptation aux conditions d'un paysage culturel secondaire, le changement économique et culturel de la société et la politique du gouvernement de l'époque ont conduit à une transition forcée et abrupte d'un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire, sans transition progressive. Les Kalmouks ont coopéré avec l'Empire russe et défendu les frontières méridionales de l'état, devenant progressivement dépendants du travail avec la population sédentaire locale.
Plus tard, en URSS, la politique de masse de l'agriculture collective a complètement asservi le mode de vie de ce peuple. Les contradictions socio-économiques ont créé des problèmes au niveau systémique, qui se sont aggravés au cours des deux siècles suivants. La transition vers la sédentarité a détruit la vie quotidienne et les valeurs culturelles ont été synthétisées dans l'art et l'artisanat, esthétisées et, en un sens, sont devenues une "belle image" sans contexte ni histoire. La révolution d'octobre 1917 a conduit à "l’assaut culturel" des années 20 et 30, qui a non seulement divisé le centre de la culture d’art ethnique, mais aussi divisé le peuple Oirat sur deux continents et l'a privé de biens matériels et de droits. Le remplacement de l'idéologie spirituelle et religieuse par le socialisme a entraîné la destruction massive de structures et d'objets ayant une valeur artistique pour le peuple. Cette situation s'est aggravée pendant le génocide de Staline (La loi de la RSFSR n° 1107-1 du 26 avril 1991 sur la réhabilitation des peuples réprimés a reconnu la répression des peuples de l'URSS comme un acte de génocide) de 1943-1957 , la suppression de l'autonomie, la violence et le meurtre qui ont détruit à la fois le patrimoine culturel et près de 172 727 personnes.
Le nombre de personnes n'a pas été rétabli et continue de diminuer en raison de l'attaque armée russe en Ukraine.
Le premier désert créé par l'homme sur le continent européen
La crise climatique est un moment géo-historique où la pollution et l'injustice socioculturelle sont systématiquement imbriquées. La pression anthropique croissante sur l'environnement à l'époque de l'Union soviétique a conduit à l'émergence du premier désert artificiel d'Europe en Kalmoukie. L'introduction de l'agriculture collective a entraîné la destruction des sols. Sous le régime soviétique, les pâturages ont été surexploités pour l'élevage. Ils ont été utilisés à un niveau deux à trois fois supérieur à leur productivité durable, et les populations et les habitats de nombreux animaux et plantes ont été gravement réduits. Dans les années 1990, près de 80% du territoire de la Kalmoukie était désertifié et 13% était devenu un véritable désert. Au cours des dernières décennies, la situation a continué à se détériorer et le désert a continué à s'étendre. L'impact négatif des processus de désertification sur l'environnement a des conséquences à la fois environnementales et socio-économiques. Le chômage a augmenté, la situation sanitaire et épidémiologique s'est dégradée en raison de la détérioration de la situation écologique. Pour cette raison, les migrations en provenance de la région ont augmenté.
La biodiversité et l'écosystème local ont été détruits et aujourd'hui, une civilisation étroitement liée à la nature se trouve dans une zone désertique sans possibilité de développement.
Au cours du processus de recherche culturologique visuelle pendant les phases de conception et de production de mes objets, j'ai examiné les archétypes et leur fonction dans la culture kalmouke. Après avoir étudié les compositions ornementales, les costumes, les intérieurs et les extérieurs, les habitations et les objets quotidiens, j'ai développé une série d'objets expérimentaux à mouler sur la base de ces modèles. Pour les ébauches, j'ai utilisé de l'argile, dont les caractéristiques sont les plus proches de celles de la pâte. Les éléments moulés sont fabriqués à partir d'un matériau innovant qui est encore en phase de recherche avant la production. Les éléments principaux sont fabriqués à partir d'un nouveau matériau à base d'orties. La fibre d'ortie possède des qualités qui lui permettent de remplacer les plastiques synthétiques renforcés. Les nouvelles technologies de traitement des déchets d'ortie issus de l'industrie agricole élargissent considérablement la gamme de produits pouvant être fabriqués par pressage, moulage par injection et même impression 3D. Les fibres restent légères et un certain nombre de nouveaux matériaux, comme le PLA, peuvent servir de base à ces matières premières.
Pour démontrer les possibilités de moulage, j'ai également travaillé avec un plat traditionnel en pâte kalmouke, le « bortsyki ». Les formes difficiles sont généralement moulées pour les fêtes, et leur forme dépend du type de fête. Par exemple, à l'occasion du Tsagan Sar (mois blanc), fête du printemps et du bon hivernage, le plat a la forme du soleil et des animaux.
La production alimentaire et les matériaux dépendent directement de l'environnement et de la disponibilité des ressources. Mais dans mon projet, je prête également attention à la forme des aliments et des objets quotidiens. Leur lien esthétique et sacré, qui a subsisté et peut se développer dans la culture kalmouke en dépit des pertes subies dans le passé. À travers mon projet, je souhaite inviter à la recherche et au développement des cultures par leurs porteurs, qui sont prêts à faire ré-exister leurs philosophies et leurs expériences socioculturelles uniques.
Équipe de projet :
Ingénieur en impression 3D - Victor Clouet
Concepteur du film - Alice Koté
Traductrice français - Martine Dennebouy
Traductrice anglais - Ellen Carpenter
Traducteur kalmouke - Sanal Manjeev
Filament et granulés à base de déchets d'orties et de PLA recyclé, Nettle TOC Startup, Natalia Lips
Matériau expérimental à base de déchets de chanvre et polyuréthane à base organique - amidon de maïs et betterave sucrière - Andrej Žakević Une partie des événements historiques est reconstituée grâce à des entretiens avec Aldar Erenzhenov, Irina Anyusheva, Dzhangar Badmaev, Daria Biryukova et Polina Sharapova.
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© Fabrice Roure