Selon le contexte dans lequel elle s’inscrit, la notion d’hybridité a des définitions variables. En biologie, on l’utilise pour évoquer un croisement entre matières organiques ou artificielles, entre espèces végétales ou animales(Le Ligre, par exemple, est un félin hybride né de l'intervention humaine parle croisement d’une femelle tigre du Bengale et d’un mâle lion). Dans le champ artistique, on peut mentionner L'Ouvroir de littérature potentielle(généralement désigné par son acronyme Oulipo) qui est un groupe français de littérature inventive célèbre pour ses défis mathématiques imposés à la langue,obligeant à des astuces créatives. Dans un tout autre contexte encore, la notion d'hybridité peut être utilisée à des fins commerciales comme avec la vente de véhicule hybride qui associe un moteur électrique à un moteur thermique, généralement à essence, etc.
Ici, le projet La forme de l’Autre lie la notion d'hybridité de façon singulière avec trois champs théoriques et culturels aux contours nébuleux :
- le mouvement queer comme un outil de déconstruction de soi avec un ancrage politique
- la figure du cyborg telle que Donna Haraway l’a décrite dans Le Manifeste Cyborg publié en 1985
- le body horror comme sous-genre du film d’horreur
Le choix de textes théoriques liés à l'identité de genre ou aux frontières ambiguës entre naturel et artificiel, ont permis d'établir un lexique composite autour de la subversion du corps. J’ai constitué, ensuite, une collection de formes typographiques dites « mutantes » à partir de polices de caractères libres de droits notamment dessinées par des femmes comme Madeleine Barbaroux et Alexandra Lambert. Mises en relation avec des captures d'écrans issus de films de body horror, ces formes textuelles et typographiques s’hybrident alors pour donner corps à nouvelle forme plastique.
Cette fluidité dans la composition et la mise en œuvre de ce nouveau vocabulaire m’a permis de réaliser une série de six posters intitulés : Mythes/ Métamorphose, Cyborg : Qualifier le réel et le transformer, Ce stuff qui compose Cyborg, Gouvernance des corps, DRessed As a Girl, À qui dois-je mon corps ?
Ces posters ont été conçus avec une démarche similaire à celle des réalisateur·ice·s de body horror, le recto de ces objets éditoriaux délivre un message avec une esthétique forte qui est développé au verso par un contenu théorique spécifique selon la thématique afin d'amener le·a lecteur·ice à se questionner, à se déconstruire. On retrouve par exemple un texte de Luca Greco et Stéphanie Kunert, des photographies de Gigi Goode ou encore du duo Rose et Punani dans le poster DRessed As a Girl pour représenter la pratique drag comme outil politique de subversion. Butch, Camp, DragKing et Drag Queen rendent, en prenant leur propre corps comme médium, les frontières entre les genres encore plus fluides et résistantes à toute normalisation.
La forme de l’Autre constitue donc une ligne éditoriale cohérente qui interroge les enjeux politiques sur la question du corps et de ses nouvelles limites, limites étendues aujourd’hui. Les posters, imprimés au format A1,peuvent être manipulés, retournés, pliés. Le·a lecteur·ice peut par exemple choisir de décrypter l'iconographie puis de lire les textes qui lui correspondent, ou inversement. Ces aller-retours permettent alors d’inscrireles posters dans un premier rapport au corps, avec différentes grilles de lecture. Une page web dédiée à chacun des posters a, par ailleurs, été codée pour permettre au lecteur d’aller ensuite plus loin (textes complémentaires,liens vidéo, iconographie déployée) et pour diffuser plus largement leurs contenus (partage via l’url, impression de la version pdf).
En tant qu’éditrice, autrice et designer graphique, mon travail s’inscrit dans une démarche politique et sociale à travers différentes propositions éditoriales qui s’adressent aux associations et à la communauté LGBTQ+ ainsi qu’aux médias en ligne transféministes. La forme de l’Autre se constitue donc un outil de résistance, un stratagème graphique « indiscipliné » et un « moyen d'empowerment visuels », expression empruntée à la designer graphique allemande Anja Kaiser dans son ouvrage Glossary of undisciplined design.
Photos © S.Binoux