texte d'Emmanuelle Becquemin dans le catalogue Assiégeons ! à propos de l'exposition Assiégé, consultable ici.
Objet-Performance-Fiction
1.
J’appelle « objet performé » l’objet qui fait événement - ici et maintenant.
2.
Est réel ce qui est - et ce qui a été - de l’ordre de l’empirique, de la présence physique, tangible, matérielle.
3.
Prélever des éléments du réel,
En faire une forme,
L’infiltrer dans le réel.
4.
Il y a toujours un scénario au préalable, donc une forme de narration, aussi ténue soit-elle.
La préexistence de ce scénario induit du « projectuel » - même si les aléas et les hasards se recherchent et se cultivent dans l’acte de création.
Il y a d’abord l’objet.
Ensuite la performance - qui naît de l’usage de l'objet.
La performance est toujours en ligne d’horizon.
5.
Parce qu’il y a action ou série d’actions, il y a début et fin.
Dans toute performance, il y a donc une temporalité propre à la notion de récit.
6.
« Rendre perméable, élastique et absorbante la membrane des disciplines diverses, de telle sorte que le vide pneumatique qui les sépare et les isole puisse se transformer en un humus fertile et organique » (Alessandro Mendini)
7.
Le fort Saint-André, un lieu traversé par des enjeux d’usage qui se sont déployés sur plusieurs strates temporelles.
Espace habité, aux fonctions diverses (sentinelle stratégique de la puissance royale française face au Palais des papes et au Saint Empire romain germanique, enceinte fortifiée du village et de son abbaye, prison, cour de justice, garnison militaire)
Puis
Espaces abandonnés, vestiges, ruines
Puis
Espace pratiqué, site touristique patrimonial.
Lorette Pouillon et Romain Joly se sont saisis de traces inscrites dans le fort Saint-André, des indices qui relèvent ce que fut la vie auparavant dans cette architecture militaire devenue, depuis le début du XXe siècle, patrimoine culturel.
Leurs propositions mettent en perspective, à travers deux objets, la miche de pain et l’étendard, les usages du lieu au moment où le site était habité par les soldats du Moyen Âge. Deux usages particulièrement symboliques donc : se nourrir et faire la guerre.
L’objet est au cœur de chacune de leur pièce performative et permet de « ré-acter » (au sens de reenactment) les usages du bâtiment devenu depuis monument. L’usage, ainsi performé par l’objet, fait résonner de manière particulière, sensible et fugace ce que fut ce lieu dans ce qu’il est aujourd’hui.
En produisant un écho dans les usages, en superposant les temporalités des fonctions du bâtiment, les étudiants incitent le visiteur - pris entre deux feux, celui d’un nomadisme de loisir et celui d’un tourisme d’Histoire - à quitter son habit de touriste pour faire usage du monument autrement. « Et si vous les performiez, ces lieux, au lieu de les visiter ? », semblent dire Lorette Pouillon et Romain Joly.
8.
1973. Point parfait de non-usage (Gordon Matta-Clark)
Gordon Matta Clark avait déjà proposé, quelques décennies auparavant, de faire d'une horloge fixée au sommet d’un building de Manhattan sa salle de bain.
Dans la vidéo d’archive, on le voit, vêtu d’un imperméable et d’un chapeau de pluie, escalader une feuille d’acanthe, puis poser ses pieds sur le rebord stylisé d’une des volutes. La caméra qui continue son lent travelling découvre alors une superbe horloge néoclassique : de l’eau s’écoule au centre des deux gigantesques aiguilles. Progressivement, l’artiste s’installe, se lave les dents, puis se rase, et finit par prendre un bain, suspendu dans un hamac. Lorsque la caméra « dézoome », on découvre alors qu’il est perché tout en haut d’un building, à une hauteur vertigineuse.
Dans cette performance, l’horloge est détournée de sa fonction première et devient, par un tour de passe-passe incongru, une salle d’eau où se trouvent réunis lavabo, miroir, porte-serviette, douche et baignoire. L’horloge urbaine est devenue la salle de bain privative de l’artiste. L’objet est dévié de sa fonction première et, en hybridant tous les objets d’une salle de bain, il devient espace. L’horloge publique comme espace intime : le réel est convoqué mais, dans le même temps, il est distancié - par la performance - au profit d’ « une vision poétique et hallucinatoire de la vie ». (Catherine Wood)
9.
En étant performés, les objets font basculer l’usage dans le champ de l’esthétique.
En étant performés, les objets bousculent nos représentations.
Dans cette brèche ouverte par le performatif, l’objet acquiert alors une dimension fictionnelle.
Il ne s’agit donc plus uniquement de faire dévier la trajectoire des usages, il s’agit d’opposer à la technicité, à l’efficacité et à la raison autre chose que je nommerai « poétique-fiction ».
10.
Nouvelles formes de fictions.
Les objets performés appartiennent à une nouvelle catégorie de fictions que j’appelle les performances-fictions.
Les performances-fictions cherchent à transgresser les frontières entre faits et fictions.
L’objet performé met en jeu des allers-retours permanents. Il est autant fait que fiction.
11.
La « fictionnalité » mise en œuvre par l’objet performé varie d’intensité selon les propositions.
Au plus subtil, on trouve la performance avec « effet de fiction ».
À l’extrême, on trouve la fiction performée, c’est-à-dire la fiction en actes, la fiction en action.
« Je crois qu’on finira par trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel » (Henri Bergson)
12.
Dans les performances-fictions, l'objet traverse les paysages disciplinaires, se nourrit de ce contre quoi il cogne ou au contraire avec lequel il fusionne. La création ne peut être contenue par les barrages rassurants des disciplines. Elle est galopante. Elle est vivante.
Emmanuelle Becquemin