texte de Catherine Geel dans le catalogue Assiégeons ! à propos de l'exposition Assiégé, consultable ici.
En 5
On peut lier pour part de façon fructueuse l’histoire du design moderne à une certaine histoire des expositions. Leur point de départ commun est 1851 où a lieu à Londres, « la mère des expositions1 ». On peut voir « The Great Exhibition » et les suivantes2 comme le premier performatif3. L’agrégat des objets et leur organisation dans l’espace témoignent des capacités performatives d’un monde d’objets et de productions dont l’âme est constamment interrogée. Nikolaus Pevsner observera certaines de ces dimensions dans son étude de 19514 et Mallarmé dresse avec beaucoup de drôlerie un portrait de la fonctionnalisation des objets de décoration dans ses textes sur l’exposition de 18725.
À un siècle de là, les objets matériels ou artefacts sont devenus accessoires ou props, supports ou surfaces, MacGuffin ou assistants conceptuels, orientés ou « à comportement » et sont, pour les designers – voire les métiers d’art si l’on « élastique » les choses – des enjeux de jeux d’usage destiné à « faire preuve », « démontrer » ou « expérimenter ».
Or pour le design, la première dimension de la performance serait, tout bêtement, l’efficience voire l’efficacité d’un objet : « ça marche ». Plus ou moins bien, de façon efficace ou optimale selon les termes du cahier des charges (les fonctions que l’on souhaiterait que l’objet remplisse) ou la conception (quels matériaux, forme et mode d’emploi pour quelles fonctions effectives). Les qualités de performance de l’objet coïncident avec sa normativité performative (utilisation, rendement, fiabilité) et se détermine dans l’interaction avec les usagers. La performance de l’objet serait son absolue normalité, que ses fonctions déclarées soient pratiques ou sensibles.
1855 : la Galerie des machines de l’Exposition universelle de Paris dispose une terrible enfilade d’énormes machines industrielles reliées entre elles par le tuyau aérien de la force qui les alimente. Elles viennent s’animer, littéralement « performer », dans le bruit et les nuées de vapeur à intervalles réguliers provoquant la fascination et se parant de qualités fantastiques. Décalé parce qu’elles sont exposées, leur usage hisse la situation au rang de spectacle.
On exclut alors le dispositif scénique de Balla pour le Fireworks de Stravinsky (1915) mais on inclut l’Intonarumori (Russolo et Piatti, 1913), vrai objet de design performatif… Ici s’accomplit l’extension anglaise du terme qui vise l’ « exécution en public de la représentation, du spectacle » mais aussi un accomplissement (to perform). La performance – et le flou formidable qui entoure potentiellement cette notion – se dégage des limbes. Activée par ses designers mêmes, elle renvoie dès lors de façon intrigante à des dimensions cachées, étranges, décalées des objets et des situations. Un scénario, un script – si succinct soit-il : des machines ou des objets s’animent et (s’) accomplissent – définit le point de départ du jeu performatif, la situation.
1975 : Cave di Monselice (Gruppo Cavart, Padoue), Armatura per violino e violinista (Alessandro Mendini et Davide Mosconi), les rencontres avec Allan Kaprow et Chris Burden à l’université d’architecture de Florence ou les séminaires de Global Tools à venir, nous touchons à la fin du moment radical italien. Performance au centre. Le jeu s’est accéléré depuis Marinetti, Hugo Ball, Arp, Tzara ou Richter, le déplacement duchampien, les bauhauslers et Theatre Co-Op. Les protocoles de la contre-culture puis conceptuels ont créé des lignages qui se rapprochent et hybrident les démarches ; les performances organisées par les designers se sont multipliées. Comment ne pas mettre face-à-face Klaus Rinke (Primary Demonstration : Horizontal-Vertical, Oxford Museum of Modern Art, 1976) et Il Commutatore de Ugo La Pietra (1970), les démonstrations filmées de Joseph Pilates (Chair ou Wunda Chair, 1930, Bed or Couch, 19326) ou Ricerca della comodità in una poltrona scomoda et son petit texte concret (Bruno Munari, 19447). Si l’artiste travaille la question du corps, les autres s’exercent par le truchement d’objets qui ne prennent leur statut particulier ou leur sens qu’activés : voir des choses « qui ne sont pas immédiatement apparentes », démontrer les qualités d’appareillage physique ou dénoncer l’aspect statutaire du fauteuil. Est-ce parce que les questions se sont diversifiées ou parce que la performance est entrée sur la scène de l’art et dans l’espace public ?
Si les designers italiens portent à une sorte d’incandescence cette activation des questions depuis les années 1960, comment ne pas renvoyer les chaises de Gianni Pettena (Vestiri di sedie, 1971, Mineapolis8), le mobilier public de Reconversion Planning (Ugo La Pietra, 1976-79), l’étrange casque de la performance du Robot Sentimentale (Alessandro Mendini, 1981, Milan) ou la Slow Car de Jurgen Bey (2007, Weil-Am Rhein), comme les multiples objets des films de Noam Toran9 ou ceux de Dunne & Raby10 à l’exploration des sous-jacents modernes : travail, cadences et repos des travailleurs, folie de la mobilité, problématiques des désirs et de la solitude moderne, contrôle, etc.
Inspirés par l’attention portée à la société de consommation juste après la guerre, par le mouvement pop où jeux et décalages permettent de déplacer et décaler l’objet et le projet, utilisant des protocoles conceptuels, irrigués par de multiples traditions théâtrale ou narratives, l’objet performé s’agite de motifs variés. Si « l’action de séparation entre la fonction et l’utilité de la recherche spatiale à travers la technique du choc créatif11 » devient potentiellement une de ses méthodes, voire une recette, et ce que l’objet soit un meuble, un produit ou un dispositif, décalé, dysfonctionnel ou inventé, il accentue la médiation de problématiques plus vastes que celles qu’on lui accorde : sa fonction n’est plus seulement de s’animer, elle revêt celle d’interroger. Reste une question : L’objet performé est-il plus qu’un objet ?
Catherine Geel