Une réflexion pour situer le design (moderne) dans le contexte de l’Anthropocène afin de positionner les projets menés au sein du « Deep Design Lab — Explorations profondes des matérialités et des représentations visuelles de l’Anthropocène ». Ceux-ci s’inscrivent dans une approche de design « profond » quant à « re-designer » des artefacts qui organisent les relations entre l’Homme (occidental) et ses environnements à la fois naturels et artificiels.
Une première version de ce texte a été publié en tant que préambule de l’article "L’excédent" de Mathilde Pellé, publié dans la revue "Décor" (n°1, 2021)
Il faut procéder avec les objets contemporains à la manière des anthropologues qui analysent l’outil traditionnel pour s’immiscer dans la structure mentale des sociétés dont il émane. À partir de la démarche design repérable dans l’objet (avec ce qu’elle comporte de volontaire et d’inconscient), c’est la pensée et les enjeux de notre temps qui sont à décrypter. L’objet n’est que le palimpseste des structures psychologiques de la société qui le conçoit.
Bien au-delà du « style » et de la « fonction » qui opèrent sur ou à travers une surface, le design d’un objet, d’une image, d’un bâtiment ou des infrastructures est toujours la traduction d’une pensée et donc la matérialisation des valeurs sociales et politiques. Le design occidental né avec la révolution industrielle adopte ainsi le raisonnement de la machine qui se traduit en artefacts et usages standardisés – représentés par un décor fonctionnel sans ornement – à la fois universel et sériel. La société de consommation après guerre incorpore les idéaux capitalistes – l’innovation, la croissance, les statuts – au travers de la « gamme » et du good design. Celui-ci s’exprime par des matériaux comme le plastique ou par une esthétique aérodynamique de surface lisse – camouflant des réalités matérielles composites. Mais ces sociétés industrialisées de la production et de la consommation de masse génèrent aussi un design de contre-culture décrivant des valeurs opposées. À la fin du XIXe siècle, William Morris confronte ainsi l’artisanat et l’humanité à l’industrialisation et la technique. Avec un travail sur mesure et des dessins organiques, il manifeste contre une expression stéréotypée issue d’une relation aliénante homme/machine. Le mouvement du design radical qui émerge en Italie et en Autriche dans les années 1960, questionne, quant à lui, les idées modernistes tracées par le Deutscher Werkbund, le Bauhaus ou l’école d’Ulm. Andrea Branzi ou Ettore Sottsass, par exemple, réintroduisent le savoir faire artisanal et l’ornement en proposant des petites séries d’objets hybrides, perturbants, absurdes et ludiques qui provoquent par le superflu et l’« inutile ». En outre, ces designers et architectes radicaux développent des positionnements critiques dans une période de grande accélération et rendent visible une démarche culturelle et politique créant artificiellement des besoins qui transforment le citoyen en consommateur.
Peu de professions sont plus pernicieuses que le design industriel. Il n’y a peut-être qu’une autre profession qui soit plus factice : le design publicitaire, qui persuade les gens d’acheter des objets dont ils n’ont pas besoin, avec de l’argent qu’ils n’ont pas, afin d’impressionner des gens qui s’en moquent.
« Peu de professions sont plus pernicieuses que le design industriel. Il n’y a peut-être qu’une autre profession qui soit plus factice : le design publicitaire, qui persuade les gens d’acheter des objets dont ils n’ont pas besoin, avec de l’argent qu’ils n’ont pas, afin d’impressionner des gens qui s’en moquent »1, constate Victor Papanek qui confronte le design industriel de masse avec des formes et une esthétique DIY. Inspirés par les propositions de géo-ingénierie de Buckminster Fuller, Victor Papanek comme Steward Brand s'inscrivent dans une contre-culture de niches écologiques pour une élite blanche qui se fonde sur la maîtrise et l'extériorité de l'objet Nature.2
Les périodes de la révolution industrielle et de la grande accélération sont aujourd’hui (parmi d’autres) en discussion pour marquer le début d'une nouvelle époque géologique — celle de l'Anthropocène3. Le terme a été introduit par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul J. Crutzen et le biologiste Eugene F. Stoermer pour nommer une mutation environnementale provoquée par les activités humaines, à savoir l'agriculture, le colonialisme, l’industrialisation, l'urbanisation ou le consumérisme. En ce sens l’Homme aurait créé — designé — une nouvelle couche géologique archivant le plastique, le béton, les radioisotopes. En partant du constat que le design (ainsi que la culture visuelle et matérielle) et l’Anthropocène sont intrinsèquement liés, le Deep Design Lab s’intéresse aux projets de recherche design qui explorent les objets, les images, les infrastructures qui modélisent notre pensée moderne — les valeurs sociales et politiques devenues forme — et qui conditionnent l’Anthropocène en conséquence4. Le terme deep renvoie ici vers un design profond qui défie la vision moderne et coloniale du monde (et du design). Celle-ci se caractérise par un style ― une surface ― qui masque et simplifie des relations humains/humains, humains/non-humains ou non-humains/non-humains pourtant complexes et interconnectées. Au lieu d’un design actualisant les dualismes modernes comme nature/culture ou objet/sujet, comment rendre visible des alliances qui font partie intégrante de nos vies ? En questionnant la performativité du design et sa capacité à créer des valeurs sociales et politiques, comment matérialiser une idéologie non-anthropocènique qui puisse se traduire en attitude ? Autrement dit, comment concrétiser les dépendances pour défaire les fictions modernes qui évoquent la nature — ainsi que les êtres humains déclassés — en tant qu’objets et ressources exploitables et maîtrisables à l'infini ?
Avec ces questions se positionnent trois projets actuellement menés au sein du Deep Design Lab, à savoir Maison Soustraire, Renouer et New Weather TV.
Maison Soustraire
La designer Mathilde Pellé définit une nouvelle stratégie de décroissance par la soustraction. Au-delà d'un design purement critique et spéculatif, Maison Soustraire est une expérimentation et une performance explorant des questions actuelles : Comment reconfigurer son habitat, les objets et les usages afin de créer de nouvelles scénographies pour un monde désormais instable et en réaménagement ? A quoi je tiens ? De quoi je dépends ?5
Renouer
L’histoire de Saint-Étienne est étroitement liée à l'histoire de l’extraction des sols par l'Homme. Les mines en tant qu'artefacts de l'anthropocène sont le reflet des transformations environnementales provoquées par l'action humaine (comme l’extraction des ressources, le déplacement de la terre, ou la pollution des sols). Comment le design peut-il contribuer à rendre (à nouveau) habitable ces paysages altérées ? Comment instaurer un nouveau contrat de cohabitation entre humain et non-humain ? Avec Renouer le designer Jean-Sébastien Poncet s'intéresse à l’histoire des sols et de leur métabolisme en proposant des outils et des scénarios pour faire monde avec la renouée du Japon.
New Weather TV
New Weather TV part de l’hypothèse que la culture visuelle contemporaine construit sa réalité sur les images. Lorsque les images représentent, médiatisent et créent des réalités, nous devons réfléchir de manière critique à nos archives, à propos de la façon dont les récits ont été inventés et à qui et à quoi ils sont liés. New Weather TV s'intéresse à la production, diffusion et réception des images du bulletin météorologique et les fictions modernes qu’il incruste dans nos réalités quotidiennes : Une fiction qui évoque notre environnement comme objet externe, calculable, et qui se raccroche à l’image des états-nations bien que les migrants non-humains comme les aérosols ne peuvent pas être arrêtées à la frontière. Comment re-designer cette vision moderne du monde qui pénètre quotidiennement dans nos corps via le bulletin météorologique ?