Suivre une visite guidée, c’est profiter du regard d’un expert, mais aussi amorcer un temps d’échange, laisser la place à la discussion.
Nous avons suivi Alex, qui nous en dit plus sur son parcours, son métier et l’exposition Autofiction qu’il affectionne particulièrement.
Bonjour, peux-tu te présenter ?
Alex, j’ai 25 ans, je suis d’abord et avant tout étudiant dans ce lieu, qui accueille, en plus de la Cité du design, l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne : l’Esadse. Après mon diplôme de DNSEP, j'ai intégré le CyDRe, cycle de recherche en design.
Comment définis-tu le design ?
Whaou, c’est vaste !
En quelques mots : le design est une manière par l’action, par l’artefact, la chose produite, de répondre à un manque.
Je ne veux pas forcément appliquer un « métier » à la notion de design, même si ce métier existe et que je me considère moi-même comme designer.
J’essaie d’avoir un autre regard, de voir quel est ce vaste espace qu’est le design, qui ne devrait pas se cantonner à une discipline maniée par les designers.
Tu es impliqué de multiples manières dans la Biennale, comment précisément ?
Le contexte est le suivant : je suis étudiant en post-diplôme au CyDRe et médiateur à la Biennale. Avec le CyDRe et Ernesto Oroza nous avons l’exposition « À l’intérieur de la production », dans laquelle nous requestionnons la production. On essaie de défocaliser le regard qu’on a sur ce mot « production », qui est souvent affilié à une économie classique industrielle. Se dire que produire c’est aussi… réparer son vélo, élever ses enfants, lacer ses chaussures, etc. On produit tout autant quand on est amateur ou amatrice et passionné(e)…
Mon projet précis dans ce cadre est le « Samovar Café », une rencontre hebdomadaire (ou presque), qui invite des personnes sur une thématique très large, très générale : toutes sont des personnes passionnées de quelque chose : cerf-volant, pêche, ressourcerie… Je mets en avant leur type de production, qui n’est pas forcément « marchandable ».
Ensuite, dans l’exposition « Le monde sinon rien », j’ai d’autres pièces exposées, des objets que j’ai montrés pour mon diplôme notamment. Là, j’utilise les surfaces des objets comme des supports de langage : je vais raconter des récits, des histoires à travers l’esthétique de mes objets domestiques. Je le fais en rapport avec toute la construction narrative du marketing qu’il y a derrière les objets vendus généralement dans un système marchand. Pour vendre, il faut construire un imaginaire, un univers parallèle à notre réalité, qui cache les procédés de fabrication, la ressource utilisée, le territoire impliqué dans cette fabrication… Souvent, ces choses-là sont dissimulées, remplacées par un discours hors-sol, qui présente un produit idéalisé. Je m’empare de la surface de ces objets pour raconter d’autres choses : parler du contexte dans lequel ils sont fabriqués par exemple, ou des choses plus subjectives, personnelles.
Comment es-tu devenu médiateur ?
Ce qui m’a donné envie de me lancer dans la médiation c’était de m’exercer à parler, de construire à l’oral un discours cohérent, de me confronter à un public. Aussi, j’ai choisi ce travail étudiant pour des raisons pécuniaires, et pratiques, parce qu’il s’exerce sur le même lieu que mon espace de travail pour ma recherche. C’est complémentaire à mes études, donc assez naturel.
Cette expérience de médiateur influence-t-elle ton travail de designer ?
Oui. Je peux paraître sociable comme ça, mais finalement, je travaille beaucoup isolé, dans ma petite bulle, et là, ça me force à parler plus largement avec d’autres personnes, d’autres sphères que la mienne, qui peut être très vite restreinte à un microcosme d’étudiants en art.
Comment définis-tu les bifurcations ?
La bifurcation c’est la suite logique, une réaction que l’on a face à l’observation de faits qui ne sont pas souhaitables : des inégalités sociales à plusieurs échelles, un impact sur les écosystèmes de nos sociétés basées sur l’exploitation de ressources matérielles et énergétiques... Le territoire qui se désagrège en quelque sorte à cause de l’action de l’humain. Il serait absurde de dire qu’il ne faut plus y toucher, mais il faut comprendre comment on pourrait imaginer une vie plus en symbiose avec les autres, les autres qu’humains, et le tout qu’on appelle « environnement ». En résonnance avec mes lectures, « bifurquer » ce n’est pas seulement changer notre manière de fabriquer nos objets (en utilisant un matériau plutôt qu’un autre), mais c’est aller plus loin, bifurquer dans nos manières de regarder le monde, d’envisager notre place dans le monde. En conséquence, cela aura pour effet de modifier nos manières de produire. Essayer d’avoir un nouveau regard sur ce qu’on appelle « ressources », très vite considérées comme quelque chose de monnayable, dont l’intérêt est quasi-exclusif : Combien ça coûte ? À qui je vends ? Comment je le transforme pour que ce soit rentable, vendu ? D’où un enchaînement qui crée des inégalités.
Tu as choisi de présenter l’exposition Autofiction. Pourquoi celle-là ?
Ça n’a l’air de rien, mais je trouve que c’est un axe assez essentiel de nos problématiques actuelles quand on parle de bifurcation. Ce qui me plaît c’est déjà le nom : constitué d’Auto pour la voiture et fiction pour toutes les histoires, les symboliques qu'elle recouvre. Il s’agit de rendre visibles les idéologies qui tournent autour de cet objet, qu’on lui a appliquées, tout le fantasme qu'il peut y avoir derrière.
Regarder la voiture, et la construction idéologique faite autour de ce simple objet de mobilité : l’idée de LA modernité qui apporte LA liberté individuelle à tout un chacun. Au final, pas à tous.
Y a-t-il dans cette exposition un projet qui retient particulièrement l’attention du public ?
Ah oui, certains s’écartent même discrètement du groupe pour arriver jusqu’à lui : c’est la voiture e-Legend du groupe PSA. Ce concept car de Peugeot en met plein la vue, c’est fait pour ça. Les gens, pour la plupart, ça les rend fous, ils adorent, on entend souvent « c’est magnifique ! », « c’est le futur ! ». En tant que médiateur, j’essaie de désamorcer : ce qui est vraiment intéressant, c' est que tout le monde dans le public est d’accord pour se poser la question de la pertinence de ce type d’objet. Même les fans de voitures. Il est censé montrer un futur, une direction pour le constructeur, alors qu’il faut se poser aujourd’hui la question des mobilités en général. La voiture demande de prendre de la distance, regarder de plus loin, remettre en question l’idée même d’une voiture individuelle...
Quel est ton projet préféré ?
Pour moi, cette exposition est un tout. J’aime bien parler de Kurugama du collectif d’artistes Excellando. Cet objet attire forcément l’œil. Il me permet de parler d’un contexte très précis : la localité d’Accolay, une ville qui se retrouve au bord de la Nationale 7, un axe mythique qui fait se rejoindre le nord et le sud de la France, et permettait notamment aux ouvriers du nord de passer leurs vacances dans le sud. C’est un contexte extrêmement parlant, porteur d'une histoire glorieuse pour la voiture associée à des images de liberté : l’ouvrier, le prolétaire qui, avec sa voiture, va prendre des vacances et du temps pour lui et sa famille.
Kurugama, c’est un hommage à cette population de céramistes qui s'est développée dans cette ville où les stations-services et la restauration pour les automobilistes étaient bien implantées et la faisaient vivre. Des personnes plutôt marginales, qui faisaient ça dans leur coin, avaient investi ces stations-services pour vendre leurs céramiques. En utilisant une carrosserie d’une vieille voiture de cette époque-là - une Fiat 600 - comme four pour faire cuire des céramiques, ils essaient de rapprocher deux extrémités d’une évolution de l’objet manufacturé.
La céramique est une technique incroyable, très ancienne. On en retrouve sur des sites archéologiques en Asie datant de plus de 30 000 ans avant notre ère. Elle demande de l’eau, de l’argile qu’il faut préparer, purifier, du feu pour chauffer dans un four hermétique… La voiture, le symbole absolu de la modernité, transformée ainsi en four à céramique, c’est fort.
Autre projet centré sur la céramique, celui de Margaret Dodd. Le co-commissaire Olivier Peyricot m’avait dit, avant même que je ne voie l’expo, que ça allait m’intéresser, il avait raison. En créant des voitures en céramique, l’artiste exprime quelque chose de politique : sur les années 60 en Australie, le patriarcat, l’étalement urbain…
Le design peut aussi engager d’autres conversations que celles liées à la technique, parler aussi des choses sensibles.
Comment inviterais-tu à la Biennale quelqu’un qui ne connaît pas le design ?
La Biennale se doit d’avoir un rôle pédagogique. C’est l’intention de la thématique des bifurcations. Il s’agit d’essayer de comprendre ce qu’est le design dans toute sa vaste étendue, sans oublier les problématiques que cette pratique peut soulever. C’est le rôle du médiateur de mettre en relation les questions que l'on aurait tendance à garder séparées en domaines distincts : les questions politiques, sociales, techniques, scientifiques… On voit à quel point c’est indissociable. La Biennale, par sa forme même, permet de faire des liens, en mettant côte à côte l’expo sur le biomimétisme, Maison soustraire, les Afriques contemporaines…