Suite à un appel à candidature, Clémence Creveau (DNSEP Design mention Objet 2023) a passé 7 semaines en résidence à Bandung, en Indonésie, de septembre à octobre 2023. Ce dispositif, mis en place par l'Institut français d’Indonésie (IFI), en coopération avec l’Institut français, la Cité du design - École supérieure d’art et design de Saint-Étienne et la Ville de Saint-Étienne, a permis à cette jeune diplômée de l'Esadse de découvrir des savoir-faire et des matériaux propres à cette région, et de réaliser un projet de mobilier, qui a déjà commencé à être exposé localement. Retour sur son expérience.
Tout en finalisant mon diplôme, je me questionnais sur la suite
de mon parcours. L'appel à candidature a tout de suite retenu mon attention. Cette résidence offrait la possibilité de
faire un projet en Indonésie en relation avec des artisans. J'ai vu cela comme une possibilité d'appréhender ma sortie d'école avec la même énergie que la période de
diplôme dans laquelle j'étais plongée.
Par ailleurs, ce besoin de partir à l'étranger est présent et m'enrichit
depuis longtemps. J'avais déjà séjourné au Mexique
pendant 6 mois en 2022, dans le cadre de la mobilité internationale proposée par l'Esadse. Là-bas, j'avais travaillé dans un studio, Txt.ure, pour une production avec des
artisans, ainsi que chez le designer Fernando Laposse, dont le travail est ancré
dans le savoir-faire et les matériaux locaux. J'avais aussi déjà eu un aperçu de l'Asie avec
des voyages en Inde et en Thaïlande, mais cette fois-ci, l'idée de pouvoir y
vivre une courte période et de travailler dans un environnement local, différent du mien, m'a motivée pour candidater.
Pour postuler, j'ai dû proposer un projet, sachant que la résidence s'inscrivait dans le contexte de la
Biennale de design de Bandung, dont le thème était
"Sekitar" : circularité. Je voulais travailler la marqueterie avec des
feuilles de bananes. J'avais déjà expérimenté cette technique au Mexique, aux côtés de
Fernando Laposse, avec des feuilles de maïs. Par ailleurs, je suis
fascinée par la marqueterie de paille en France. C'est une technique que j'apprécie
car elle provient d'un matériau qui n'a pas de valeur, souvent un déchet
agricole, que l’on vient transformer grâce au travail de la main.
J'avais donc l'idée de développer cette technique et de
l'intégrer dans un objet domestique pour l'amener vers le quotidien et
l'usage, voire vers du mobilier. Ayant toujours dessiné des objets à l'échelle
de la main dans mes études, là, j'allais avoir les moyens de faire quelque chose
à l'échelle du corps et j'avais envie de me confronter à cela. Comme je savais
que sur place, les choses seraient très différentes, je ne voulais rien figer et
j'ai donc laissé ouverte la possibilité que le projet évolue en fonction des moyens, des savoir-faire, des conditions de travail et des
rencontres.
L'arrivée, c'est toujours dépaysant, il faut s'adapter au
climat, aux habitudes de vie, à la cuisine, aux transports etc. Rapidement,
j’ai pris le rythme de vie local, scandé par le lever et le coucher du soleil.
J'ai été accueillie par la famille d'Elina, qui gère le lieu
de la résidence en centre-ville, un endroit avec un atelier et une boutique de
céramique, des chambres, des bureaux et un restaurant sur rue. Et j'ai rencontré les trois autres résidentes, l'une venant d'Allemagne, et deux autres qui résidaient à Bandung.
Les trois premières semaines ont été des semaines d'observation
et de découverte. Dès notre arrivée, nous avons visité huit ateliers
d'artisans membres de l'HIMKI, une association d'entreprises du secteur de l'ameublement et de l'artisanat, partenaire de la résidence. Ces ateliers travaillaient toute une variété de matériaux et
de techniques : création de papier en fibre de banane, impression de tissu à la cire (Batik), fabrication de marionnettes traditionnelles,
céramique, etc. L'un d'entre eux a particulièrement retenu mon attention,
l'atelier de Fatchurohman, qui travaillait le papier en fibre de banane sous
forme de tissage. Ce n'était pas son activité principale mais il possédait une
réserve de ces rouleaux de tissage et en faisait des couvertures de carnets. Il
avait développé cette technique en 2007 mais n'avait pas emmené celle-ci dans
un autre univers que la papeterie, notamment car il avait du mal à la travailler
en volume.
Ensuite, nous avons visité d'autres ateliers, découvert la
culture locale, les alentours de Bandung, les montagnes et forêts, les marchés, l'architecture - très variée, traditionnelle en bambou et bois ou plus
moderne, témoin de l'époque coloniale. La quatrième semaine, j’ai décidé de
faire un voyage à Bali et Yogyakarta, berceau culturel indonésien où se
déroulait la Biennale d'art. Cette semaine-là m'a donné la possibilité de découvrir des
lieux plus emprunts des traditions. La religion hindouiste y est très pratiquée
et le rythme de vie y est donc encore différent, articulé par les rituels de
prière, la préparation des offrandes, etc. Les cultures de rizières, et même
certaines techniques comme le travail du bambou, y sont aussi différentes. Ces quatre semaines ont été très importantes, elles m'ont
permise de m'immerger dans la culture indonésienne, d'affûter mon regard
autour des choses que je trouvais intéressantes, de les prélever, de les analyser et de les digérer pour imaginer
mon projet, qui a donc changé par rapport à mon intention de départ car il n'y avait pas
les ressources nécessaires sur place pour faire de la marqueterie.
Le projet a évolué du fait des rencontres et de ce que j'ai
découvert sur place. J'avais toujours en tête le travail de Fatchurohman et
j'ai commencé à imaginer comment je pouvais emmener ce tissage de papier vers
du mobilier. Pour définir la typologie de cet objet, j'ai repris les dessins,
photos et observations que j'avais collectés au cours des premières semaines. Là, j'ai
commencé à mettre en parallèle deux choses : les cages à oiseaux en
bambou, installées à l'entrée de nombreuses maisons pour accueillir les
visiteurs, et l'architecture traditionnelle, elle aussi en bambou, qui présentait cette même
caractéristique structurelle, créant des trames, faites de vides et de pleins, parfois comblés par une surface en plastique ou en fibres de riz afin de servir de toit.
J'avais aussi été assez surprise par la grande accessibilité et l'ouverture sur l'extérieur de nombreux espaces privés : il n'y a pas toujours de portes pour fermer les
espaces ni de vitres aux fenêtres. Il y avait quelque chose de l'ordre de la
confiance, du choix entre ce que l'on cache et ce que l'on dévoile aux autres. Je me suis alors concentrée sur ces éléments
en imaginant mon objet de la même manière, mais qui se situerait entre ces deux
échelles : une structure en bois composée comme une cage, recouverte
partiellement d'un tissage de papier. Intuitivement, je me suis tournée vers l'usage du rangement,
qui me permettait d'avoir ces notions d'ouverture et de fermeture, et petit à
petit vers le dessin d'un cabinet.
A mon retour de Yogyakarta, à trois semaines de la fin de la
résidence, j'ai soumis cette idée à Fatchurohman, qui a tout de suite été
partant. Nous avons eu deux premières séances de travail au cours desquelles nous avons discuté de l'aspect technique, de la question de la rigidité du papier, du temps de
production, des longueurs et largeurs maximales qu'il était possible de produire. Ces discussions m'ont permise de redessiner ma structure en prenant en compte ces contraintes.
Puis nous sommes entrés davantage dans le détail des couleurs et du motif que nous avons
choisi ensemble en référence au matériau de base : le bananier. Présent dans le
jardin de la résidence, le bananier offrait le matin des nuances de verts très
contrastées avec les ombres produites par le soleil. J'ai décidé de reprendre les couleurs du bananier comme un rappel à la
plante qui permet de créer ce matériau.
En même temps, j'ai dû
très rapidement trouver un atelier où produire le travail du bois car mon premier contact pour cela s'était finalement désisté. Emy, l'assistante
principale de l'association HIMKI qui m'accompagnait très souvent en tant que traductrice, m'a obtenu un rendez-vous chez Bukatana, un fablab concentré
sur ce matériau. J'y ai rencontré Vino, responsable d'atelier, à qui j'ai
présenté mon projet et qui m'a tout de suite accueillie et montré l'atelier.
Puis, j'ai cherché du bois car ils ne possédaient là
que du pin et, sur ses conseils, j'ai trouvé des vendeurs de durian, un bois dont
l'arbre produit un fruit du même nom. Je suis partie sur cette essence car elle
était un peu rosée et allait contraster avec le papier, et car il était important
pour moi de poursuivre cette envie de travailler avec un matériau local, un bois cultivé autour de Bandung que je n'aurai pas l'occasion
de retravailler en France.
J'ai commencé à fabriquer la structure, ce qui a pris une dizaine
de jours, et en parallèle Fatchurohmen
travaillait sur des échantillons pour le papier. Lorsque nous avons trouvé le
bon assemblage de matière et de couleurs papier/peinture/fils, Fatchurohmen a lancé la
production des huit mètres nécessaires.
Il a ensuite fallu assembler le tout, associer alors la
fragilité, la transparence et la légèreté du papier avec le bois qui constituait le cadre du cabinet. Le tissage permit de créer une paroi venant partiellement cacher ou dévoiler les objets déposés, leur offrir
un fond, une sorte de couverture.
L’objet final est donc plein de contradictions entre ouverture/fermeture,
cacher/dévoiler, transparence/opacité, naturel/coloré et c’est ce qui fait ses
qualités esthétiques, en plus de raconter le territoire sur lequel il a été conçu et réalisé.
Le cabinet est resté à l’Institut français, où il a été
présenté pour l’exposition “Material Identities” qui restituait le travail mené
par les quatre résidentes du programme. En décembre 2023, il sera montré dans
l’espace de représentations locales d’Ikea, puis jusqu'en mars 2024, il
voyagera à Jakarta et Bandung dans les salons d’expositions annuelles
représentants les artisans de toute l’Indonésie.
Fatchurohmen est aussi très content du résultat et nous
allons essayer de rester en contact pour voir si nous pouvons développer le
projet sous d’autres formes. De mon coté j’aimerais poursuivre les
recherches sur cette technique de tissage de papier.
Je suis déjà très reconnaissante d’avoir pu, en sortie
d’école, expérimenter pour la première fois sous mon nom la pratique que j’ai
choisie. C’était un premier projet en dehors des murs très protecteurs de l’école, sans accompagnement, et je suis contente d’avoir
pu mener celui-ci en autonomie, en me confrontant aussi à une culture différente
dans la façon de travailler, de communiquer et de créer.
Cette opportunité m’a
permise de continuer à travailler un design combiné à l’artisanat, à poursuivre les questions que je me posais au Mexique (comment ces collaborations
peuvent-elles amener à produire de nouvelles choses, plus proches d’un circuit court,
avec d’autres valeurs ?), et de voir qu’elles sont possibles et qu’elles apportent
même un nouveau regard grâce à des rencontres fascinantes.
On sent malgré tout sur place que les savoir-faire se perdent. Les
générations se scindent et les jeunes choisissent des métiers différents de
leurs parents. La chaîne de transmission est bousculée et les techniques disparaissent,
notamment les plus complexes. J’ai rencontré de nombreux graphistes et
designers qui semblaient à la fois
assez déconnectés de ces traditions et désireux de faire valoir leur créativité sur le territoire. Ils vivent pourtant dans le même espace que ces artisans et pourraient, comme j’ai pu l'expérimenter moi-même,
tenter la rencontre pour faire collaborer une vision moderne et un savoir-faire
traditionnel... Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire. En tout cas, j’en
ai fait une possibilité dans le temps qu’il m’était donné là-bas...