Un article de Jean-Sébastien Poncet, à partir d'une veille réalisée avec le concours de Christelle Morel Journel Maîtresse de Conférence et chercheur en géographie aménagement, et Nicolas Roesch, dans le cadre du stage de Master Alterville (Université Jean Monnet / Science Po Lyon) d'Emilie Chomienne.
Préfiguration du projet de recherche Renouer dans le cadre du Deep Design Lab de la Cité du design.
Issu d’un travail de veille sur l’axe terres des villes réalisé en 2019 avec l’appui de la recherche de la cité du design, ce texte tente d’inventorier et qualifier les différentes formes de travail avec et sur le sol pratiquées par les designers et les artistes. Initialement portées sur un ancrage urbain, les références explorées en conservent le tropisme bien qu’elles ne soient pas systématiquement installées dans des milieux urbanisés. Si comme certains géographes le pensent, l’anthropocène est un phénomène fondamentalement urbain, les sols qui l’archivent sont ceux du globe. Nous avons adopté le même raisonnement « urbano-centré » qui nous a conduit à envisager la ville comme objet d’étude au travers d’une attention pour ses sols. Au bout de l’exercice, nous avons focalisé notre attention sur les travaux qui embrassent la conditions de sols dégradés et s’engagent dans la transformation de leur qualité. Ils prennent place après qu’aient été extrait parfois jusqu’au sens de la terre. C’est donc une lecture post-extractiviste des travaux de designers et d’artistes concepteurs sur les sols que nous proposons. C’est du moins en ce sens qu’il convient de lire notre façon de regrouper ces pratiques autour d’un terme générique employé dans les techniques de dépollution des sols. Cette « remédiation » doit s’entendre dans une dimension conjointe de « l’apporter remède » et du « remettre en média ». Inscrite dans une pratique de recherche en design, elle tiendrait de l’« énaction » au sens ou l’entend Varella – d’une production alternative de connaissance sur les sols par leur mise en acte.
On entend parler de remédiation des sols au travers des pratiques de Bioremédiation1 avec ses parentes phyto-, myco-, phyco-. Il s’agit d’un ensemble de techniques de décontamination des sols pollués dont le principe est basé sur les capacités d’organismes vivant à capturer et/ou dégrader des composés chimiques nocifs.
La notion de remédiation des sols semble exister presque exclusivement dans un univers technique et scientifique et spécifiquement pour les sols pollués. Elle englobe des pratiques de l’ordre de la dépollution,de la restauration ou encore de la conservation des sols. Ce terme s’est imposé à nous parce qu’il permet de qualifier un ensemble de façon techniquement hétérogène de « réparer un sol cassé ».
Parmi les agents d’une « écovention », proposition d’un art écologique, Mel Chin propose avec Revival Field, une mise en forme sculpturale d’un principe de phyto-remédiation. Premier précédant conçu dans les années 1990, il matérialise les conditions d’expérimentation du Dr Rufus Chaney. C’est en quelque sorte une ferme, dans une expression démonstrative, puisqu’elle y exprime la dimension metonymique du terme. La « ferme » définit effectivement à la fois le contrat d’usage et les dimensions d’une surface de sol cultivé, le bâtiment, le clôt et dans une certaine mesure l’outil cultural. On retrouve au travers de cette installation à la fois la protection des plantes mises en cultures, l’outil de rotation des cultures, et la surface qu’il concède à l’expérimentation.
« Réparer un sol cassé » c’est ce qu’en tant que designer, on est conditionné à faire : trouver une solution, réinitialiser, remettre en état. Les propositions en ce sens sont, pourtant, il faut le dire, assez rare, mais elles témoignent d’une préoccupation pour un cadre socio-économique. Il est intéressant de noter que les propositions que nous avons put identifier émanent d’une pratique des « material narrative ». Cette recherche sur le matériaux comme moyen de concentration d’un métabolisme va permettre de mettre en récit la complexité d’une situation.
Audrey Speyer a par exemple monté une entreprise, PuriFunghi pour proposer des moyens de dépollution en myco-remédiation aux particuliers et aux organisateurs d’évènements. D’abord conçu comme une capsule d’inoculation de champignons dépolluants, le projet s’est orienté vers la proposition de décomposeur de mégots usagés à destination des festivals.
Anne Fischer, consciente de la durée d’immobilisation des terrains en cours de phytoremédiation propose d’utiliser les métaux captés par les plantes pour faire des émaux. L’inscription de cette proposition dans un contexte culturel local de production de céramique ancre le récit de la proposition du côté des matériaux et de l’artisanat . Elle pose en creux la question du vivre avec les ruines de l’exploitation industrielle. Sa proposition vient s’inscrire d’une part dans une problématique économique de soutient et de valorisation de l’extraction spécifique que font les plantes des métaux toxiques contenus dans le sol, et d’autre part dans une diffusion des polluants dans les modes productifs et les modes de vies.
Ce mot, remédiation est porteur d’une ambivalence qui nous semble bienvenue, puisqu’elle ouvre de facto une porte des sols à nos disciplines.
Dans son sens premier d’« apporter remède », une remédiation suppose un état initial qu’on juge sain, suivit de sa dégradation. Elle opère une restauration des qualités première ou une transformation vers un état de nouveau jugé bon.
Il existe aussi dans ce terme l’idée d’une re-médiation, autrement dit l’invention d’un nouveau récit qui va permettre à un sol qui n’aurait plus d’usage possible -donc de destin- de s’inscrire à nouveau dans l’histoire des hommes. L’engagement dans une pratique de réanimation – ou de superposition d’un récit alternatif ou parallèle au récit quotidien – permettrait de recharger ces imaginaires. La piste notamment choisie par plusieurs designers et artistes tend ainsi à mettre en scène une vie de la terre.
Cette mise en lecture de l’«anima » souterraine peut se lire comme une tentative de transposition d’une relation animiste. Isabelle Daëron lui donne voix dans le cri du sol. L’institut sol fiction parti à la recherche d’un nuage souterrain, nous entraine dans une lecture de l’excavation urbaine à travers les tunels du grand paris. Gislain Bertholon, quant à lui transforme notre appréhension du crassier, tas de déchet minier ailleurs appelé terril, devient une taupinière géante.
La mise en jeux de cette animalité symbolique permet de construire une situation relationnelle là où il n’y en avait pas. avec l’animal nous partageons une condition, celle d’un être mobile, partageant des durées d’existence comparables,... C’est à la fois nous, et l’autre qui n’aurait pas le langage. Inscrite dans le monde de l’animal, la temporalité du sol devient sinon nôtre du moins plus proche. Cette condition partagée ouvre sur la possibilité d’entrevoir et d’interagir avec son monde.
Cette remise en récit fait écho à la dimension éducative que nous apportent les sciences cognitives pour qui la remédiation désigne un processus de rééducation des fonctions cognitives altérée. Il est par exemple notable dans le travail d’Oliver Sacks2, de voir que la (re)mise en récit des sujets atteints de troubles neurologiques, joue un rôle certain dans leur rémission.
Le principe d’énaction , issu du même champs disciplinaire est de cet ordre.
Décrit par Varella3, la théorie de l’énaction (ou faire émerger par l’action) oppose un principe de cognition incarnée au dualisme qui dissocie la constitution de connaissance de l’expérience corporelle vécue. Il explique qu’au contraire l’intelligence ne peut exister indépendamment du corps qui l’abrite. Ainsi, dans la perspective de l’énaction, « l’acte de communiquer ne se traduit pas par un transfert d’information depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée ».
La pratique de remédiation des sols, pour l’artiste ou le designer, au delà de ses objectifs propres, propose l’énaction d’un rapport à la terre, l’émergence d’un faire monde avec le sol par sa mise en acte.
Les enjeux d’une remédiation se situeraient au bout des possibilités d’extractions successives des valeurs d’un sol (Agraires, foncières, industrielles (dont minières) & financières ). Comment vivre sur les ruines que laissent l’extraction ?
L’idée de régénération de la valeur foncière sous-tend le travail de développement immobilier. On pourrait dire même que c’est un axiome du métier. Il faut à un moment que la valeur marchande du sol soit faible pour que sa valorisation apporte un profit. On regardera par exemple les programmes immobiliers de reconversion des zones industrielles en parcs, zones de loisirs, ou zones d’activités tertiaires. Projets dans lesquels la remise en état du sol est un préalable ; une garantie d’innocuité des sites traités.
Hors on voit que cette remise en état, n’est pas une condition suffisante pour une revalorisation. La mobilisation des designers de paysage est massivement convoquée pour « réhabiliter » des sites déchus. La question n’est pas purement sanitaire. Un récit nouveau est nécessaire pour qu’une adhésion au site se produise. Elle repose sur un rechargement des imaginaires du lieu. On peut en faire une lecture historique de ce phénomène au travers d’un objet-archétype récurent : la transformation du dépotoire[3]. Celui qui, plus particulièrement acquiert une taille lisible à l’échelle du paysage. Ces colines artificielles qui recouvertes font aujourdhui partie du décors, parfois de la skyline urbaine connaissent des itinéraires de « digestion » qui se ressemblent, mais dont l’interprétation circonstanciée témoignerait d’un rapport au monde. Si elles ne sont généralement pas devenus des zones construites, elles font souvent figure de lieu de loisirs, « landmark » d’un art de vivre et d’être urbain.
Prototype et première d’entre elle connue, le Monte Testaccio archive l’intense commerce méditerranéen dirigé sur le centre de l’empire. Constituée de tessons d’amphore, c’est aujourd’hui l’une des 7 colines de Rome. Dans les siècles qui suivirent son abandon, le Monte Testaccio devint le siège de fêtes et parties de campagne. Plusieurs ancienne décharges auront le même destin de place de loisirs. Le parc des buttes Chaumont où se déploiera un récit colonial des exotisme à l’instigation d’Haussmann et ses jardiniers en chef dont E. André. Après l’arrêt de l’exploitation minière à Losse en Goëlle, un des terrils sera suivant les préceptes du développement de l’attractivité touristique,transformé en station de ski artificielle. Au début du XXI e siècle, la grande décharge de Tel Aviv sera transformée en « arche » de la faune sauvage, dans une démarche de « renaturation ». On voit que ces mise en récits nouvelles ont pour effet d’oblitérer les anciennes fonctions des sites sur lesquels elles s’installent. La nouvelle histoire se substitue à l’ancienne qui passe dans un arrière plan.
Ces objets on le voit son ambivalents. Ils sont à la fois les témoins d'un outrage collectif fait à la terre et des espaces de loisirs où se fabriquent des mémoires heureuses. S'agit-il d'une terre perdue ou d'une terre gagnée ? Tout dépend à qui et quand l'on pose cette question, semble-t-il. C'est cette question plutôt subversive que pose le studio WHIM architecture avec son projet recycle Island. L'atelier flamand propose de former une île habitable à partir des plastiques en dérives sur les océan. Elle matérialise cette masse diffuse qu'on appelle, probablement à tort, le 5e continent. Prophétie grotesque, on pouvait dans les années 50 voir dans les pages de fortunes magazine se déployer un nouveau continent plein de promesses. A la demande d'entreprise des industries du plastique, le designer graphique conçoit un nouvel espace métaphorique à conquérir et coloniser. Ce nouveau sol instable et plastifié, tel qu'il existe aujourd'hui, émerge comme une invocation qui aurait mal tourné : le mythe de la nouvelle frontière s'est retourné contre nous.
Qui prend ne demande pas forcément à qui il a pris. Au commencement de la décharge, on ne demande pas toujours la permission à ceux qui humain ou non vivaient à cet endroit. A chaque tas correspondent des trous. Se trouvent reliés dans un même continuum, ceux qui creusent et ceux qui déversent, ceux chez qui l'on extrait et ceux que l'on recouvre.
Pour parler de cette condition post-extractiviste, Cyril Conord, Michel Depeyre et Alfonso Pinto4 proposent la notion de « sites sacrifiés » pour désigner ces lieux dont les sols, porteurs des stigmates d’une activité industrielle polluante, sont irrémédiablement dégradés. Ils montrent que la destruction de ces lieux reposent sur un pacte tacite entre l’entreprise qui dégrade et des habitants riverains. Le « consentement » au sacrifice d’un bout de terre s’obtiendrait en échange d’une promesse de redistribution de richesses générées par l’extraction sous la forme d’emploi ou de contribution aux équipements communs.
Ce pacte non-ecrit, non-dit, comporte de nombreuse failles dues notamment à l’asymétrie entre l’extracteur et la communauté. Outre l’inégalité de répartition des richesses extraites et l’irréversibilité de la destruction d’usage des terres polluées, la diffusion de cette pollution aux alentours dégrade les habitats humains et non humains, a terme le cadre de vie des habitants humains et leur santé. D’un acte choisi, du « sacrifice » d’un espace circonscrit, la communauté d’habitant se trouve à subir la condition d’une zone devenue, comme par contagion, sacrifiée à son tour.
Le site sacrifié, est symboliquement un site sacré. C’est en tout cas de cette façon qu’est interprétée la commande passée à des artistes sur différents sites d’enfouissement profond de déchets radioactifs. D’une durée de vie excédant le millier d’année, la dangerosité de ce type de polluant est plus durable que les civilisations humaines jusque-ici connues. Quel symbole doit on engager pour avertir une future génération d’êtres intelligents de la dangerosité du site ? Ce message envoyé à travers les âges devait pouvoir être compris malgré une langue et une ontologie probablement différente de la nôtre. Initié par un concours du WIPP5, cette demande pour le design d’une « signalétique de l’apocalypse »6, fera plusieurs émules. On comptera ainsi plusieurs éditions de ce concours. L’ANDRA emboitera le pas sans réel ambition ni succès pour le site de Bure. Cette commande avait d’abord été effectuée à Samuel Gilbert, un artiste qui s’était illustré dans la conception d’un message universel adressé à une population extra-terrestre, interé à la sonde voyager.
On note que malgré la diversité des réponses, aucune n’arrive réellement à apporter une solution satisfaisante au problème. Peu d’entre elles prennent en compte l’érosion du dispositif. Le précepte universaliste sur lequel chacune se trouve encrée montre quant à lui ses limites. Il est peu probable en effet, que les formes projetées dans le temps soient perçues dans la même symbolique que la notre. L’hypothèse proposé par les populations natives de la région de recourir à la transmission orale par le conte reste encore la plus pertinente semble-t-il. Bien qu’imparfaite, puisqu’elle est sujette à la transformation et donc à la corruption du message, cette méthode de conservation par circulation du savoir reste encore à ce jour la plus durable que l’humanité ai pu mettre au point, en somme « designer ». N’oublions pas par exemple que l’intégralité de la pharmacopée mondiale est issue de la transcription de la tradition orale.
L’hypothèse de l’aboutissement du message demeure faible cependant et soulève le caractère irrémédiable de la pollution des sols en général. En effet, la formation d’un sol s’effectue à l’échelle du millénaire, ce qui dépasse de loin la durée de vie des civilisations humaines. C’est une ressource non renouvelable. Toute activité consommatrice de sol détruit un commun qui ne pourra être restitué. Dès lors, il devient nécessaire de concevoir le « contrat tacite » qui engage les habitants (humains ou non) dans le projet d’extraction.
Autrement, et de manière tout aussi nécessaire, comment envisager une réparation. Il s’agirait de disposer d’outils juridiques afin de pouvoir réclamer dédommagement lorsqu’une atteinte a été portée à l’environnement. On parle d’«écocide », que les militants souhaitent faire reconnaître comme cinquième crime international par la cour pénale internationale. Une autre idée, en parallèle de cette notion est de donner des droits au non-humain et ainsi en faire une entité juridique avec une personnalité morale. Cela s’est déjà fait dans certains pays comme l’Equateur ou la Nouvelle-Zélande pour leur fleuves et rivières.
Cette proposition ouvre la possibilité aux terres de se défendre elles – même ou du moins à faire d’humains les représentants d’un parlement ouvert à l’ensemble de la condition planétaire. Idée qu’illustre un slogan des Zadistes de notre Dame des Landes devenu célèbre : nous ne défendons pas la nature; nous sommes la nature qui se défend.
Terra 0 propose de substituer cette intermédiation humaine par un système d’intelligence artificielle. Une forêt émet ses conditions d’exploitation en fonction de ses besoins sous la forme de contrats et d’une rémunération via blockchain. L’exploration de la mise en relation de deux intelligences non-humaine dans la recherche d’une proposition d’extraction différenciée suscite notre intérêt. Cependant, la proposition enferme-t-elle l’interface humain/forêt au seul paradigme extractif ? Par ailleurs le choix de l’intercesseur IA accolé à un système d’accréditation de valeur énergivore pourrait-il à terme rentrer en prédation du domaine protégé ? La logique de compensation ou de réparation, on le voit ne redéfinit pas un mode d’agir-penser extractiviste qui fait de toute chose une ressource. Il y a , semble-t-il, un dépassement à accomplir. Comment alors envisager au delà des manières de "vivre sur les ruines du capitalisme"7 un post-extractivisme ?
Longtemps exclue ou minorée les questions de sols urbains sont un phénomène émergeant. On remarquera qu'elle ne font pas partie en elle-même de l'agenda politique, toujours subordonnées qu'elles sont à d'autres fonctions (immobilière, agricole, gestion des eaux,...). Destination finale des flux de matières, les sols archivent les métabolismes urbains8. Cette notion définit le modèle ville comme un système en mouvement dans lequel entrent (les intrans) et sortent (les extrans)des flux de matériaux.
Les artistes Jorreige et Hadjithomas réalisent ainsi des portraits historiques de villes depuis la reconstitution d’un carottage de leurs sols respectifs. A l’échelle du chantier d’aménagement, les architectes Jolly et Loiret avec le projet terres de paris ou encore le chantier expérimental Bellastock avec l’atelier « terre » offrent une lecture du déplacement des terres d’excavations dont ils proposent un réemploi dans la construction.
La nature hétérogène des matériaux trouvés et mis à jour, notamment par le travail de Jorreige et Hadjithomas, montre ce qui se rapproche d’une peinture d’une empreinte environnementale de l’urbanité sur le monde. On voit du moins que la captation qui est faite des matières est globale. A toute fin, cet usage mondial des sols se retrouve archivée dans les terres des villes. En somme, ces dernières catalysent les flux extractifs, diffusifs et émissifs du métabolisme de l’anthropocène, tel que décrits par Michel Lussault9.
La notion de métabolisme est transposée depuis le domaine de la biologie médicale. Elle désigne les processus de transformation et les mouvements de matière à l’œuvre dans le corps. Par transposition, les métabolismes d’un ensemble comme une ville mobilisent et traversent des corps plus petits comme par exemple le corps humain. Ce dernier peut alors être considéré comme un récepteur sensible de ces métabolisme. L’artiste Anaïs Tondeur et l’anthropologue Germain Meulemans active cet aspect avec leur performance/installation « Petrichor ». Le pétrichor « désigne le système complexe par lequel la pluie et le sol interagissent pour produire une odeur. Il ne peut donc émerger que dans la relation entre le sol et le climat, et nous rappelle que cette interaction est présente partout sur terre, bien que l’on cherche à la couper en ville. » En proposant une fiction l’idée de « sentir les sols », Ils nous entrainent dans une relation de l’ordre du « sentir-penser » 10avec les sols des villes.
Archive historique et géopolitique, mais aussi habitat plus ou moins accueillant d’une biodiversité plus ou moins choisie, on pourrait se contenter de considérer les sols comme matières inertes elles-même. La terre bouge cependant. De son propre chef pour ainsi dire, puisqu’elle monte « naturellement » par l’effet de la biodégradation des organismes vivants et des mouvement géologiques de grande ampleur, tremblement de terre, poussée volcanique,... L’activité humaine joue un rôle prégnant dans ce processus de formation des sols ou pédogénèse. Avec par exemple le déplacement de 120 milliards de tonnes de sédiments par an11, elle devient une force géologique significative à l’échelle de la planète. L’approche de ce phénomène par les designers peut se lire à plus d’un titre dans un mouvement que certains qualifient de géo-mimétique.
On trouvera par exemple chez Richard Beckett et David Énon l’idée de procédés bioaccumulatif pour résoudre certaines problématiques environnementales. Ce sera pour Beckett la réalisation de parements permettant l’accumulation de mousses et de plantes pour donner des qualités de filtration des polluants de l’air aux bâtiments. Pour D. Énon, une installation immergée permettra par accrétion de reconstituer une barrière de corail. Objet d’une exploitation, ce récif artificiel se mue en fabrique de matériaux, interrogeant les modalités d’extraction par une reconfiguration des équilibres biogéochimiques de l’outil de production. Yesenia Thibault Picazzo en fait quant-a-elle une mise en perspective historique. Interrogeant la constitution de roches futures, issues de l’activité humaine, elle propose l’emploi par une société post-pétrole d’une pierre de fiction. Elle active ainsi l’hypothèse scientifique de la formation d’un gisement géologique constitué par l’abatage massif de vaches suite à l’épizootie de Creutzfeldt-Jakob dans une région d’Angleterre.
Les propositions « géo-mimétique » 12montrent une façon de mettre en acte certains processus de pédogénèse. Elle sont cependant incomplètes à les transcrire parfaitement. La terre, en tant que forme géologique, est en quelque sorte absente du tableau. Comment effectivement sinon activer du moins inscrire la proposition de design dans un processus de formation des sols, notamment urbain ?
Il existe une dynamique qu’on pourrait appeler de (re)fonctionalisation des sols notamment urbains basée sur une approche des « services » écosystémiques du sol qu’il est question de conserver, voir augmenter. Absorption et filtration de l’eau, capture du carbone, support des cultures agricoles, archives, récréatifs, ou support de constructions sont autant de services caractérisés dans le millenium ecosystem assessment. Cette classification a permis d’évaluer en dollars les services dit naturels. Les services écosystémiques sont ainsi évalués à 125 000 milliard USD par la FAO. Cette somme serait équivalente à la quantité de richesse à mobiliser pour remplacer des services actuellement « gratuitement » effectués par la terre. Ana Havliceck et son équipe ont montré que l’on pouvait corréler le type de sol suivant sont niveau d’artificialisation aux services qu’il rend effectivement13. Plus il est artificiel et imperméable, moins par exemple, les services de filtration et de stockage du carbone seront efficaces. L’extension urbaine et une forme intensive d’agriculture affectent donc cette capacité des sols à rendre des services.
Par ailleurs, qualité structurelle des sols conditionnent les usages potentiels de ces derniers. Ainsi Bernardo Secchi déclare que « le projet de ville est d’abord un projet de sol ». Il convient d’ailleurs de caractériser les types de sols au préalable du projet urbain. C’est en ce sens que l’agence qu’il dirigeait avec Paoloa Vigano a été missionnée pour établir une cartographie des sols urbains du Grand Paris14. Ces documents intercalent plans et coupes topographique des territoires étudiés suivant un code couleur rapporté à un ensemble d’usages possibles et préférentiels.
Augustin Rosensthiel, auteur de « Capital Agricole »15, l’exposition fiction d’un urbanisme agricole transposé à la ville de Paris, demande à ce que soit caractérisée la fertilité des sols urbains. Cet indicateur devrait selon lui permettre d’orienter les décisions d’urbanisme de la collectivité et de permettre de conserver des enclaves agricoles dans le tissu urbain.
Bien qu’elle permette d’expliciter la valeur des sols urbain, on peut se poser la question du sens de cette approche « servicielle ». S’agit-il encore une fois de transformer une propriété du sol en valeur en vue de son extraction – ou seulement d’un modèle pratique d’écologie fonctionnelle ? En somme cette façon de représenter la terre serait-elle un nouveau récit, une re-médiation du capitalisme extractif ?
Un rapport d’asservissement se dessine en creux de la notion de service. Est-il cependant celui que nous voulons entretenir avec la terre/interface et par transposition avec la terre/planète ?
Yona Friedman nous invite dans l’une de ses « utopies réalisables », Alternatives énergétiques – pour une civilisation paysanne modernisée16, à transposer ces modes de vies centrés sur la préservation et le développement des communs de subsistance. Agnès Denès plante un champs de blé sur un site d’enfouissement de déchets à Manhattan. Présentée alors comme un symbole puissant d’opposition entre deux valeurs du sol, l’une fertile et l’autre foncière et financière, l’oeuvre est peut être plus ambiguë que cela. Le choix du blé n’est pas anodin. Facilement stockables et conservables, les céréales seraient le moyen par lequel se seraient constitués au Néolithique les premières formes de capitalisme et dont nous ressentons toujours le caractère aliénant17. Ce ne sont donc pas des valeurs opposées mais contingentes qui sont mises en acte. Et c’est ce caractère contingent de la valeur agraire sur laquelle repose infine les empires financiers que questionnent aussi cette œuvre. La possible fertilité des sols urbains a fortiori pollués et l’innocuité des produits de ces sols sont également mis en jeux dans cette proposition.
La pénétration de la forme agraire dans le coeur de la ville, son incongruité, peut aussi nous « questionner » sur l’éloignement des fonctions productives pour autant nécessaires à la vie urbaine. Il convient, comme on l’a vu plus tôt de concentrer les métabolismes urbains. Le collectif Exyst a ainsi proposé un moulin associé à une parcelle d’un hectare de froment. Le Dalston Mills le temps d’une saison hébergeait également une programmation culturelle. En réponse aux problématiques de diversité alimentaire et de paupérisation des quartiers résidentiels à Detroit, le projet Oakland Avenue Urban Farm, est quand à lui un projet complet d’urbanisation par l’agriculture. Nourrit d’une réflexion profonde sur les ratios d’exploitation, il met notamment en évidence le coût exorbitant de la production de légumes à Detroit. Si réactivation urbaine il y a par l’agriculture à cet endroit, elle s’appuiera également sur la construction d’un nouveau récit. Largement ancré dans la culture afro-américaine de ses habitants, le projet s’ouvre également à une démarche qu’on peut qualifier d’« éducation populaire » avec des échanges extérieurs en proposant un programme de résidences artistiques et scientifiques et d’évènements culturels. Encore une fois, l’homophonie culture de la terre et culture de l’esprit s’emploie pour faire de belle chose. Comme avec Candide, à toute fin, il nous faut « cultiver notre jardin »18.
Cultiver, ainsi, n’est pas exploiter. Un intérêt réside dans la polymorphie de l’objet « terre » : c’est à la fois la poignée, le tas, la surface ou la planète. Ainsi, prendre soin des sols, c’est aussi prendre soin du monde et faire monde avec les autres espèces vivantes qui l’habitent. Une approche culturale, située et localisée – en un mot : paysanne offre, semble-t-il, une alternative au paradigme extractiviste.
Nous permettrait-elle d’entrer dans une logique de cohabitation et de coproduction des sols avec le non-humain ? Comment la ferme en tant qu’objet technique peut-elle cependant être re-designé comme l’outil d’un « ménagement » des sols urbains ?