Zuccotti Park, Tahrir, Syntagma, Puerta del Sol, République.
L'occupation des places a marqué les années 2010.
Occuper est un rapport de force par l'espace et par la parole (c'est une attitude qui revendique la présence, qui remplit l'espace public de paroles, de corps et d'actes).
Remplir - j'emprunte cette expression à l'Aïkido et d'autres arts martiaux - c'est occuper tout l'espace du corps au-delà de l'enveloppe charnelle : remplir c'est occuper par la présence, c'est « sphériser » l'espace délaissé - en empiétant à la périphérie de soi-même. Les zones de tension et d'échanges sont à cette périphérie des délaissés : communication, argument, violence. Les controverses naissent également à cet endroit.
Occuper n'est pas légitime. Et chercher n'est pas légitime d'ailleurs, chercher n'est pas inscrit à l'ordre du jour, n'est pas proposé au programme disciplinaire.
Les marges sont les délaissés de l'organisation sociale. Investir les marges, les occuper, c'est produire le rapport de force, le rapport de force qui tord, déplie puis compresse le contexte : une façon de faire apparaître un socle pour le projet (une compression), de faire le design du socle. La recherche par le design, par sa nature même - sa nature : c'est-à dire incomplète, en cours de fabrication, en cours d'existence, si modelante-modelée, si plastique... -, occupe ces marges. Au Sandberg Institute, le Dirty Art Dept., piloté par Jerszy Seymour produit un enseignement et une recherche bâtis autour des pratiques festives, discursives et expérimentales. Au même Sandberg, l'University of the Underground, animée par Nelly Ben Hayoun, construit une université « dont l'enseignement célèbre les pratiques non-conventionnelles et les recherches déviantes ». Si ces recherches sont à la marge, c'est parce qu'elles inscrivent la création dans un processus qui tend à la controverse, à l'agitation du débat, malgré l'apathie et la digestion probable de toutes leurs tentatives dans le maelstrom général de la culture de l'événementiel. Mais des éclats de ces pratiques appartiennent aux prémices de l'arbitrage collectif, aux prémices du choix partagé, voire du choix démocratique : c'est un point d'intérêt, un lieu de rencontre. Welcome !
Andrea Branzi1 évoque une modernité faible et diffuse pour imaginer une architecture non figurative. Ce terrain est celui vers lequel converge une certaine recherche. Comme par exemple en 2013 avec Anne Chaniolleau2 lorsque nous avons rédigé ensemble ce texte que j'adapte aujourd'hui à la recherche par le design : « Lorsque nous décidons de réaliser UNE RECHERCHE DESIGN, nous doutons absolument de nos modes de vie présents face à ceux que nous saurions élaborer. Nous redoutons notre cadre de vie qui est un détour. Nous sommes intuitifs et curieux. Constitués de nos connaissances et intérêts pour le moins paradoxaux, nous voulons vivre une découverte, aménager un espace, trouver un paysage à expérimenter. C'est une aspiration existentielle que l'on signifie à tout moment et qui dépasse une pratique de service : c'est tranchant, un peu rustique, comme ces voisins qui construisaient une bergerie : on parle partage, politique, moutons, mais pas plus, pas moins.
Nous sortons d'une torpeur moderne comme on sort d'un lieu trop éclairé et bruyant. En nous retournant, nous pouvons le décrire : le bloc moderne est un bloc !
Figurez-vous cela : nous vous parlons d'un chantier. Derrière, le bloc, sur lequel il faudra bien s'attarder ; autour, un espace pas encore sacralisé. Et nous sommes là.
Alors, opérant de concert, nous décidons de démarrer deux actions importantes :
1- creuser le bloc moderne
2- posséder la rivière
CETTE RECHERCHE est un poème écrit à quatre mains et plus. Nous le dédions à l'imaginaire d'un cadre de vie. Le bloc moderne a contraint nos enfances, toutes nos amours, tous nos besoins. Nous aimerions à la fois l'éroder, le soumettre comme le pain dont on donne ou mange la mie. Mais nous le voulons aussi distant, pour résider ailleurs, temporairement ou... définitivement. »
Réponse aux défis d'échelle : mouvements, instabilités, réchauffement climatique, pollution, mobilités, capitalisme, quantas, grands systèmes techniques. De la biotechnologie à l'internet des objets en passant par l'intelligence artificielle, de la robotique jusqu'à la fabrication et la réplication additive en réseau, cette « palette matérielle » comme dit Benjamin Bratton3, recompose le monde à des échelles jusqu'alors impensables, transformant « le tissu du vivant en medium à forte plasticité et, imprégnant les machines et paysages inorganiques de nouvelles sortes d'intelligences pratiques ». Nous faisons corps et imagination avec ce monde en train de se composer.
Car, pour aller plus loin, vers l'appréhension de nos environnements, apparait la nécessité de penser des objets distordus, invisibles, hors normes, visqueux. Selon Timothy Morton, des Hyperobjets4, alors que Michel Serres et Bruno Latour pour leur part développent des concepts comparables : les « quasi-objets » pour le premier, les « objets hybrides » pour le second, tandis que Benjamin Bratton parle lui de « stacks5 », d'empilements, et que d'autres parlent d'« intrigues », de « scènes6 » ou de « crime7 » : ces objets contredisent les conceptions anthropocentrées. Qu'en est-il du non humain ? Comment faire pour l'existentialiser à nos côtés dans le projet ? Le projet est non humain, n'est-ce pas ? Il est au premier plan, mais qu'en est-il de cette structuration de la pensée en plans. L'inclusion des individus et de leurs projets de société dans les hyperobjets (ou inversement : l'absorption des individus et de leurs projets de société par les hyperobjets) est un renvoi intéressant à la part conceptuelle du design. Quand le design parle, il dit : « objet appartenant à système technique, système technique appartenant à infrastructures, infrastructures appartenant à faire monde ». Et là beaucoup d'incohérences d'échelles car on se retrouve projeté de haut en bas, et dans une temporalité déliée qui ne fait pas sens pour notre capacité à s'imaginer. Design = projeter ne tient pas dans la forme acceptée aujourd'hui d'une horizontalité des espaces et du temps. Design = projeter est plutôt un jet diffus dans toutes les dimensions d'échelle, de temps et de viscosité. Nous sommes agents des pollutions futures, auteurs des pollutions durables. Nous produisons un autre monde quoiqu'il advienne, avec et contre nous.
Plusieurs refuges existent entre attitudes combatives, conscientes, irresponsables, ou cyniques. Elles sont la palette des attitudes humaines, elles sont projets que l'on peut voir dans les biennales, les écoles d'art ou les magazines.
Il faut enfin déshabiller le design de l'habit anthropomorphique, dé-anthropocentrer le design, comme une érosion soudaine. Un appel au danger.
Autre notion clé : le design à son aboutissement se retire : il réussit lorsqu'il disparaît. Pas seulement au sens du less is more de Mies Van Der Rohe et de Jasper Morrison, mais au sens de se rendre inutile, être substitué. À cette réussite-là, lorsque l'individu est nu, sans le projet, sans l'objet du projet, sans le système technique qui l'accroche, le sol se dérobe, mais le ciel s'éclaircit. On a ce qu'on peut appeler « un retrait radical » qui signifie « un aboutissement ». Ne plus dessiner (comme dit Szekely8), ne plus faire, ne plus agir : tout devient retrait, pour laisser place à l'existence. Cette posture rejoint la nécessaire prise en compte du monde comme entité inclusive, absorbante, pour laquelle « l'avancée vers » se fait nu. À nu. Une attitude totale, vers une préservation totale : design soudain rendu inutile, design soudain disparu.
Ainsi en irait-il de cette théorie qui se composerait, secrètement, au sein même du projet du design, et que l'on expérimenterait bientôt : ces lignes sont un plaidoyer pour cette expérimentation radicale pour faire enfin carré blanc sur fond blanc.
De notre recherche embarquée, on observe les pratiques amateurs, les usages et mésusages des individus pris dans leur social / dans notre social et dans leur confrontation / dans notre confrontation au monde artificiel - ensembles d'artefacts et d'agencements divers provenant des vides de plus en plus restreints laissés par l'humanité -, mais ils arrivent à faire tiers. Tiers lieux, tiers états, tiers espaces... / tous en action. D'ailleurs, la recherche action de la sociologie nous intrigue / en plus on fait politique parce que le design est politique / ce qui n'est pas politique n'est pas design / agir, acter, produire compose le projet, le stratifie / si un designer travaille pour vous, il politise la demande (le projet c'est la politisation de la demande : c'est ce qui fait qu'il y a design). Il y a plein de niveaux d'intensité du design : un mobilier comme une chaise a une petite dose de politisation ; un lieu comme la Défense à Paris, intérieurs et extérieurs compris, est une très grande politisation du design (design des espaces, des dispositifs, des organisations, des interfaces...), au point d'en être une idéologie manifeste.
Une fois dit ça, la forme politique du design est plus ou moins travaillée. Monsieur Jourdain par exemple fait non seulement de la prose, mais fait de la politique sans le savoir lorsqu'il dessine une chaise : il cultive le goût des formes d'un pouvoir politique conventionnel certes, mais bien structuré intellectuellement et théoriquement, la chaise servant de petit signe discret de la politisation. Donc c'est ce peu de politisation que nous recevons par exemple, et qui parle légèrement de notre présence, de notre façon d'occuper le monde : un petit bout d'idéologie. D'autres projets sont bien plus intenses comme, par exemple, une ferme aquaponique, un logiciel libre, une flottille de véhicules autonomes, ou un réseau sans fil bien designé. L'un ou l'autre devient un agent politique contraignant qui va distribuer de grands ensembles techniques autour de nous, dont l'idéologie embarquée nous renvoie à une soumission. L'emprise de la technique dont le bon design fait la partie visible.
Ce qu'on cultive ici-bas, en acte, lorsqu'on design des instances, des politiques publiques, des mobilités futures ou qu'on enquête sur les instabilités de la vie, ce sont tantôt des prototypes de communs, des designs s'avouant collectifs, des expérimentations se cherchant réversibles, des pistes abandonnées pour laisser place. Bref si nous étions radicaux, nous pourrions rechercher encore plus à nous désinscrire du futur. Seulement, que pouvons-nous plus de cette radicalité.
En tant que designer, je vais prendre plaisir à vous décrire le dispositif suivant : un format court, réactif, d'enquête.
RAID : Recherche Action Immersion Design, 3-4-5 jours sur place à participer et enquêter une situation / puis 3-4-5 jours à l'atelier à restituer une forme à cette recherche. Un RAID est un format d'exploration radical, un format pour pénétrer les formes et les organisations. C'est une vrille embarquée, une chignole portative. C'est un mode d'action pour une anthropologie immédiate, spontanée, qui récuse, qui agite les hypothèses, déconstruisant l'organisation des présupposés, heurtant des non-humains, prenant l'obstacle de face. L'outil de l'agitation c'est l'atelier des hypothèses : élaborées, apprêtées, distribuées, fusionnées, partagées. La recherche du RAID est un mode d'action anti-discipline. Ce mode opératoire a été testé 5 fois et donne des résultats encourageants : NDDL, SUR-OCCUPY-REPUBLIQUE, LESCAR-PAU, CHICHILIANNE, GYNEPUNK-CALAFOU9.
Bouger le labo jusqu'à ce qu'il se confonde avec l'objet d'étude, sortir le lasso, manger sur la paillasse autour d'un feu de bois, s'éblouir en vision nocturne, puis le lendemain, s'aveugler au laser, décoller les enduits pour les analyser, réduire sa taille pour glisser sous les feuilles, bref, faire sa recherche comme Jaime de Angulo10 cet anthropologue qui dormait dans les fossés avec les Indiens, en bleu de travail. L'emplacement du labo c'est donc sortir. Sortir non pas pour respirer l'air pur, mais sortir à l'air pollué. Se laisser perturber, agiter la recherche, le sujet de la recherche pour être instable, bousculé, fragile : partir à la découverte du précepte de Branzi vers une Weak and diffuse modernity.
Pour finir cette intervention je vous propose 5 principes que j'aimerais mettre en mélange à partir de maintenant :
1. En préambule à toute recherche : construire des champs connexes / associer les idées / assortir des revendications.
2. Défier la figure de l'usager (Esther Duflo11 témoigne de l'échec du micro-crédit : le micro-crédit ne sort pas les individus de la pauvreté dit-elle, il est comme un crédit à la consommation, ni plus, ni moins). Les présupposés de la recherche prennent le risque de la règle et de l'us. Mettre le nez sur les pratiques. Les pratiques débordent les usages / ouvrent la recherche car elles enseignent les disruptions. Les marges aussi -de par leurs positionnements périphériques- débordent les usages de part et d'autre. Elles sont investies des tensions qui fondent la recherche en interconnectant les milieux, comme les zones en contact avec d'autres mondes.
3. « Plus on connecte les milieux, plus les résultats divergent de ce que l'on trouve dans un environnement clos et simplifié à l'extrême12 » dixit Vincent Bretagnolle du Centre d'études biologiques de Chizé, qui réalise des travaux de recherche en plein champ. Cela nous amène toujours à explorer de nouvelles interdisciplinarités
4. Faire émerger le non-humain comme actant. What a designer challenge !
5. Produire des attitudes en matière de méthodologies de la recherche : en prônant un atelier de la réversibilité et du prototype, points saillants d'une recherche qui n'institue pas, mais qui mobilise. Car aujourd'hui, la recherche est comme une esquisse qui s'expérimente, comme un mouvement, un tremblement, une hésitation.