Exposition manifeste de la plateforme recherche, Née dans les fougères, Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2015
Équipe de la recherche : Olivier Peyricot, Victoria Calligaro, Emilie Chabert, Caroline d’Auria-Goux, Blandine Favier, Claire Henneguez, Claire Lemarchand
Stagiaires : Daria Ayvazova, Alexis Demoulin, Natalia Tarabukina
Graphiste : Robin Bantigny-Pernot
On ne sait pas où est né le design, probablement pas à Saint-Étienne. Ni à Paris. Pas plus qu’à Londres, à Tokyo ou à New York. Mais on sait quand. Probablement au néolithique quand un groupe d’hommes et de femmes s’engageait dans un projet de vie collective. Car lorsque se posait la question d’arbitrer les choix techniques, alors l’observation des usages et la proposition d’une solution et sa mise en forme se faisaient par le design. Par contre, ce qui est né à Saint-Étienne au XXIe siècle, c’est un territoire d’existences dont le projet s’accorde parfaitement à la radicalité du design. On ne parle pas ici du design au sens d’une capitale qui générerait un design des codes et des statuts. On parle ici d’un projet de vie dont la ville en renaissance est l’espace. Le design radical français naît à Saint-Étienne, car il prend la mesure de la ville : il est à la taille de son territoire et se constitue de la modification progressive du cadre de vie.
L’exposition Née dans les fougères. Recherche en territoires explore, sillonne, découvre, met au jour pourquoi la recherche en design ne pouvait naître qu’à Saint-Étienne.
La recherche [par] le design mise en œuvre à la Cité du design de Saint-Étienne se construit sur une description de la culture technique comme support premier de son développement. Tout designer, qui met les usages au centre de sa démarche, considère la question existentielle de la technique comme pilier central pour se repérer dans ce qui va structurer son espace d’intervention. Que ce soit le design d’un espace comme celui d’une salle de classe, et de la gestion municipale qui en découle (mobiliers et locaux) ou le design d’un poste de conduite d’un véhicule autonome dont les ensembles techniques se superposent : le design est confronté à la technique comme enveloppe de tous ses mouvements.
Que ce soit le design d’une salle de classe qui appartient à plusieurs ensembles techniques tels que le techno-système de l’Éducation nationale, celui de la gestion municipale des mobiliers et des locaux mais aussi celui de l’assemblage polytechnique représenté par la tablette numérique et ses logiciels, etc. Ou que ce soit, etc. Le design est confronté à la technique comme enveloppe de tous ses mouvements. Je ne sais pas où est né le design, certainement pas à Saint-Étienne. Ni à Paris. Pas plus qu’à Londres, à Tokyo ou à New York. Je ne sais où, mais je sais quand. Cela se passait au néolithique lorsqu’un groupe d’hommes et de femmes s’organisait pour un mode de vie collectif. En cette période lointaine, quand se posait la question d’arbitrer les choix techniques de la communauté, alors, l’observation – attentive – des usages, la proposition – débattue – d’une solution et sa mise en forme – réversible – se réalisaient par ce qu’on dénommerait plus tard le design.
Ces notions prises dans le prisme de notre histoire, assemblées en cascade, nous enseignent : – qu’un choix technique s’effectue dans une perspective existentielle1, et s’affirme donc comme le choix d’un mode de vie2 ; – que les usages humains sont au centre de ce choix, qu’ils sont composés de gestes, de rituels, de modes d’existences, de ressources, d’imaginaires, d’esthétiques, etc. ; – que le design organise le débat sur le choix technique en observant les usages et en produisant des hypothèses ; – qu’il aide à évaluer les infrastructures matérielles et sociales que les technologies créent dans notre vie ; – qu’il organise la venue, mais aussi le départ, d’un choix technique ; – que finalement, rien n’est définitif, toute technique devrait être réversible : le design y veille. – Je ne sais pas où est né le design. Peut-être dans les fougères, dans une forêt primitive reconstituée, sur billes d’argile, sous une serre high-tech, à Saint-Étienne, en France, en 2015.
La recherche [en] design mise en œuvre à la Cité du design questionne sans cesse la raison de son métier. Les designers ont élaboré de multiples définitions de leur pratique que les éditions de la Cité du design ont présenté à travers quelques publications de référence3. Développer la culture de son propre métier est le deuxième pilier de notre pratique de la recherche. Construire et déconstruire régulièrement la définition du sens du mot design est un exercice nécessaire pour une recherche fondamentale sur la pratique. Il ne s’agit pas pour la Cité du design de faire une épistémologie du mot design, mais d’inventer une façon singulière de le bouleverser par nos expériences pratiques et politiques au contact des usagers, du quotidien et des espaces de déploiement du projet. Le design est à la fois une pensée agitée qui invente la possibilité de former le projet, de l’habiter de sens, de le rendre accueillant aux singularités, de l’épuiser au contact de la réalité, de le critiquer sans fin ; et c’est aussi une recherche existentielle4 qui ne trouve pas sa fin. Le design est à comprendre comme un mouvement permanent qui n’a pas de forme définie mais : il est une réserve d’intuitions à propos de l’artificiel, une tentative d’épuisement de la pensée lorsqu’elle est soumise à la possibilité du tangible.
La puissance des usages est une découverte ancienne. Elle est réactivée à Saint-Étienne par un phénomène, au départ, urbain (la confrontation de l’objet Cité du design – dimensions architecturales et programmatiques comprises – au territoire stéphanois5) qui devient, par la suite, un phénomène de société. C’est ce que l’on découvre aujourd’hui : la Cité du design est devenue un outil du développement du cadre de vie, incluant progressivement les habitants en tant que destinataires des actions du design. Cette rencontre entre Cité du design et actions sur la société, est le fruit d’un terreau fertile, mais dont, au départ, la composition ne semblait pas porter en elle ce devenir. En effet, en 2005, à la fondation du projet de la Cité du design, ses concepteurs parlaient alors du design comme une « culture de l’objet6 ». Le succès des premières biennales internationales de design, ont permis d’imposer le design comme programme d’un nouveau développement de la ville de Saint-Étienne. On pensait alors que le design allait être le moteur du renouveau de l’activité industrielle, qu’il était la possibilité de regagner les fameuses parts de marché perdues par les entreprises industrielles du cru. Il n’en fut rien, ou plutôt autrement. D’une part, à cause, de la disparition annoncée de ces typologies industrielles, et d’autre part, car c’était sous-estimer les champs d’action du design au-delà de l’espace matérialiste auquel on le cantonnait. C’est ce que pourtant les fondateurs de la Biennale internationale de design avaient esquissé : proposer le design dans un territoire et l’ancrer dans un quotidien, celui de tout à chacun. Ainsi, il en ressortit que le design pouvait se saisir de champs d’action aussi divers que ceux questionnant l’espace public, la mobilité, l’éducation, les modes de vie et les formes d’instabilités qui parfois en découlent. Et c’est par hasard, qu’émergea, à Saint-Étienne, un design social qui n’était dans aucun cahier des charges, absent même de celui qui définissait, au départ, l’action à mener par la Cité du design.
Passer de la cuisine des objets au salon des usages. Vivre à Saint-Étienne au XXIe siècle, c’est vivre comme d’autres européens, à contre-courant d’emprises qui comprennent la confiscation des mots, des corps, des ressources, du monde par ce qu’on nomme sans précision finances, pouvoirs, dominants, puissants, castes, groupes, autorités, potentats. Cette énergie singulière de la nage dans les turbulences s’accorde parfaitement à la radicalité du design. On ne parle pas ici du design qui vient de la capitale, du design des codes et des statuts. On parle du design d’un mode de vie dont la ville en renouvellement permanent serait l’espace expérimental7 et dont les habitants seraient les inventeurs. Seraient-ce enfin les prémices d’un « droit à la ville8 » ? Possible, à condition de donner une « valeur d’usage par l’appropriation de la vie quotidienne9 aux phénomènes de rénovation urbaine, à travers les expérimentations menées directement sur le territoire, avec les habitants. Ce qui aujourd’hui commence à singulariser Saint-Étienne. Et que l’on pourrait affirmer en acceptant une production collective du cadre de vie comme une tentative d’absorber les crises permanentes de ce siècle. Elle fut la ville du travail de la matière première, elle pourrait être la ville de la matière urbaine, de la matière relationnelle, le produit d’une richesse enfouie en soi, à consacrer à l’invention d’un mode de vie10.
Faire la politique de la ville à base d’études des usages, de recherche par le design, de co-construction citoyenne, de design collaboratif, d’open factory, ou encore de systèmes open source, est ce qui advient aujourd’hui, comme une sorte de prose « à la Monsieur Jourdain », qu’on outille chaque jour un peu plus sur le territoire. Comment croire que la taille critique de la Cité du design – dans ce rapport d’échelle inouï au territoire – n’allait pas infléchir l’espace des citoyens ? Comment croire qu’un objet culturel, technique et méthodologique de cette importance ne bouleverserait pas le devenir urbain et social de la ville ? L’art et la manière de s’en servir sera au cœur des stratégies politiques à venir, c’est incontournable. Remède ou poison, tel sera l’enjeu. La recherche instruite par la Cité du design pointe la puissance de l’outil, sa capacité d’invention d’une nouvelle forme de gouvernance, d’un lieu de conception citoyenne de la ville. Tout en effectuant la critique de ses modalités, la recherche en design, est un relais vers le tangible essentiel pour compléter et mettre en œuvre ce qui naît de toute part, dans l’espace public, dans l’intimité des foyers, mais aussi sur les réseaux numériques, là où aujourd’hui les citoyens, les habitants construisent leurs modes de vie.
La dimension extraordinaire de la Cité du design a dérouté définitivement Saint-Étienne de son ancienne forme urbaine et administrée. Dans quinze ou trente ans les futures administrations citoyennes de nombreuses villes seront pilotées non pas par de super préfectures ou par des cités administratives mais par des Cités du design.
2030 : les Cités du design administrent les territoires. Elles sont l’outil d’actions territoriales comme en leur temps le furent les préfectures. Depuis que l’explosion des réseaux citoyens a bouleversé la structure des villes européennes, le modèle de la Cité du design a essaimé à l’international. À la fois dématérialisée et physique, elle est désormais l’instance centrale de la politique publique des métropoles, et de leur action. Les élus siègent dans les Cités et produisent le cadre de vie en temps réel avec les associations, les habitants et les designers. Les Cités du design sont elles-mêmes le siège rénové de toutes les assemblées citoyennes. La réversibilité prônée dans l’action écologique généralisée est ce qui prévaut à toutes leurs actions sur les territoires, ce qui les oblige à une chaîne de réactions mêlant concertations, recherches fondamentales, débats publics, transparence, votations, expérimentations, etc. Les usagers en tirent le plus grand bénéfice en étant les copropriétaires de la ville.
« Les potentats ont toujours bien payé ceux qui dessinaient et construisaient des objets et des instruments destinés à leur offrir une image de leur puissance, un décor de beauté, qui les aidaient à se définir, à se reconnaître, à se rencontrer, à se présenter, à se maintenir dans leur qualité propre. Les maîtres ont toujours été attentifs à la création, au développement et à la manipulation des signes provisoires ou stables, avec lesquels ils étaient d'accord qu'on les décrive et qu'on les dessine. Ils ont toujours pris un soin minutieux de la création et du maintien du concept de 'qualité' ou, si l'on préfère, du concept 'd'esthétique' ou de 'beauté', ils ont ajusté soigneusement ces concepts à la situation historique du pouvoir, c'est-à-dire à la 'quantité' qu'ils en avaient, ce qui leur permettait d'imaginer terres et châteaux, argent ou bijoux, armes ou esclaves, connaissances et science, etc. Ce que je veux dire, c'est que le 'beau' a toujours été décidé par le pouvoir ; l'instauration des lois et des normes, la liberté de porter des jugements est, en effet, la prérogative du pouvoir, on le sait. Si l'on veut affirmer que le dessin-construction d'un objet ou d'un instrument est bien fait, qu'il est beau, on peut le faire assurément même si l'on est un esclave ou un pauvre diable ; toutefois, à moins d'être un potentat, on ne peut pas le soutenir. C'est seulement si je suis un potentat que je peux répandre mon jugement parmi des gens disposés à m'écouter et le transformer en loi, en norme, en 'culture'. Si je suis un potentat, je peux même rencontrer des gens disposés à diffuser le jugement en question et à soutenir la norme avec conviction. Je peux aussi éduquer des dessinateurs-constructeurs d'objets et d'instruments, d'armes, de meubles et d'ornements, en leur expliquant bien ce qui me représentera et me définira le mieux ; je peux aussi leur expliquer comment je veux être dessiné et 'immortalisé'. Si mon dessinateur ne sait pas comment il doit satisfaire mes désirs ou ne veut pas m'écouter, je le renvoie11 ».
Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2015 : Les Sens du Beau, Contribution posthume d’Ettore Sottsass Jr., 1975.
Critique énoncée par le Pôle recherche de la Cité du design. Il faut rappeler la posture ambiguë mais assumée du designer Ettore Sottsass : il fait partie de l'expérience radicale de la Global Tools qui dès 1974 souhaite mener une lutte sur le front de l'enseignement de l'architecture mais aussi ouvrir à des expériences publiques les questions de création. Lorsque le mouvement se dissout, Sottsass reprend sa route, seul. En 1976, plus question d'une lutte unitaire mais le discours sur soi contraste avec l'effervescence des engagements collectifs. Son discours reprend à nouveau cette question du beau : « Plus tard, dans cinq ans, je laisserai tomber toute polémique et je songerai à faire du 'bel ouvrage'. Pour l'instant j'ai le coeur trop chargé de répugnance et de dégoût ; de façon séante ou malséante, il faut qu'une bonne fois j'expectore tout cela12».
Entre ces deux périodes cet extrait, que nous présentons, d'un entretien où le designer met le pouvoir au centre de la question esthétique. Certes, cette politisation du rapport au beau est un activisme courant de la période : la révolution est esthétisée, les couleurs chatoyantes ornent les objets de la contestation. Le pouvoir est l'hydre qu'il faut combattre. Ce qui rompt finalement avec le discours ambiant, serait chez Sottsass ce que l'on pourrait prendre soit pour de la fatalité, soit pour une posture d'un rejeton de la haute bourgeoisie en rupture de ban. Seulement, il invente à cet endroit une forme de lutte individuelle, introspective, comme un sorte de chaman anti-héro de la révolution, et il met alors en place cette façon d'objectiver le monde en nommant les composantes du système comme autant de contraintes à inclure dans son cahier des charges. Sottsass devient designer d'un cahier des charges singulier, composé de son expérience du monde, de sa perception d'un système contraignant auquel il donne un ensemble de caractères humains (d'ailleurs son talent de figurer par le texte).
Ce travail de la controverse à l'intérieur même du processus créatif est certainement ce qui rend encore plus fortes ses postures formelles. Il porte bien sûr culturellement sa production de design à un niveau très élevé par la qualité du dessin, de la matière et des esthétiques engagées, car il est très éduqué et cultivé. Mais en instaurant cet exercice auto-disciplinant du cahier des charges « chargé » en critiques, en « faits humains » il invente une sorte de proto-discipline des usages qui aujourd'hui fait écho dans notre rapport, à nouveau collectif, à la création. La parenthèse individualiste lui servira d'ailleurs de socle expérimental à ce qui deviendra plus tard le mouvement Memphis.
Cette auto-analyse que Ettore Sottsass déploya dans la plupart de ses écrits témoigne des difficultés de confrontation de l'artiste avec non pas la commande mais avec -et entre- les différentes figures agissantes : à savoir lui, son commanditaire et la société, tous perclus de contradictions. Sa production ne s'installe pas dans la défiance ou la dénonciation, mais effectue « un pas de côté ». Cette injonction quasi-publicitaire, que nous tirons du film l'An 01 de Doillon, Gébé, Resnais, Rouch (1973), est utilisée ici comme formule magique pour répondre au problème que rencontrent les artistes et les citoyens qui cherchent à inventer des modes de vie plus cohérents avec leurs aspirations.
Sottsass effectue ce pas de côté par l'invention d'un cahier des charges dédié à sa production, dont les formes sont le sujet de l'émancipation d'un artiste, nourri d'une hyper-acuité aux problèmes politiques. Mais il ne fait pas de politique au sens de l'action pour le bien commun : il crée de la beauté en énonçant sa dimension politique.Il l'abandonne à son devenir : potentiellement politique, le bel objet attend qu'on s'en saisisse. Et qui s'en saisit ? Les potentats...