Le mouvement moderne qui émerge, en Europe, à travers les expériences du Bauhaus en Allemagne et celles de l’Esprit nouveau en France, prolonge les principes de refus de l’ornementation, et de vérité de l’objet. Les idéaux éthiques et moraux présents dans les théories d’Arts and Crafts ne passent pas au second plan : au contraire, ils se trouvent formalisés et développés avec force par les plus importants protagonistes de la mouvance.
Le Bauhaus, école de création – arts et arts appliqués – créée en 1919, illustre bien l’ambiguïté du design, et son destin à la fois utopiste et réaliste. Appelant de ses vœux l’avènement d’une synthèse des arts, le manifeste de Walter Gropius affirme aussi le pouvoir de cette « nouvelle corporation d’artisans » à bâtir un monde nouveau :
« Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, plastique et peinture, qui s’élèvera par les mains de millions d’ouvriers vers le ciel futur, comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi. »
Cette quête spirituelle et artistique à l’origine du Bauhaus évoluera peu à peu en une utopie sociale et productive à laquelle élèves et professeurs travailleront ardemment, de László Moholy-Nagy à Hannes Meyer, de Marcel Breuer à Ludwig Mies van der Rohe. Les réflexions sur la standardisation nécessaire à une démocratisation de l’accès à un mobilier fonctionnel et de qualité donnent lieu à des créations parmi les plus emblématiques de l’histoire du design, parmi lesquelles figurent les pièces de Breuer et de Mies van der Rohe faisant l’usage pionnier de l’acier tubulaire (auparavant réservé à l’industrie – ou aux cycles) aux propriétés d’économie, de souplesse de mise en œuvre et de solidité incomparables.
En France, l’Esprit nouveau, emmené par Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand, puis l’Union des artistes modernes, soufflent aussi le vent de la modernité. Les noms mêmes des objets sont repensés : le mobilier devient ainsi pour Le Corbusier équipement de la maison, perdant son caractère bourgeois pour une dénomination entièrement liée à ses aspects fonctionnels ; la maison devient machine à habiter. Le choix des matériaux se resserre sur le « quatuor » – acier, verre, ciment, électricité – qui donne corps à cette modernité tant attendue. Les designers construisent ainsi une société nouvelle qui, en même temps qu’elle s’améliore techniquement, doit aussi s’élever moralement : fonctionnalisme et minimalisme antidécoratif portent en eux les idéaux de probité morale, de transparence et de progressisme social.
Le modernisme, dans l’histoire du design, n’est pas seulement porteur d’un espoir ou d’une volonté de voir advenir une nouvelle hygiène morale et sociale ; la motivation et l’implication physique des recherches qui lui sont liées sont également prégnantes, dans un début de XXe siècle qui lutte encore contre l’insalubrité des logements populaires, mais également contre l’inadéquation de l’aménagement des lieux de soin eux-mêmes, pour la limitation ou l’éradication de grands maux modernes comme la tuberculose. Le design se fait alors l’écho et le porteur d’une croyance en un progrès technologique et médical salutaires pour l’homme.
Il n’est donc pas étonnant que l’histoire du design moderne soit marquée par plusieurs réalisations pour des sanatoriums, l’ensemble le plus fameux demeurant celui conçu par Alvar Aalto pour le sanatorium de Paimio en Finlande, entre 1928 et 1933.
L’ensemble de mobilier conçu par Jules Leleu pour le sanatorium Martel de Janville, sur le plateau d’Assy, en Haute-Savoie, entre 1934 et 1936, est un autre exemple de ce lien singulier. Il est remarquable que Jules Leleu, habituellement associé au style art déco, particulièrement vivace en France dans les années 1920 et 1930, et à ses réalisations raffinées (Leleu revendique ainsi l’héritage de la grande ébénisterie française), réponde dans un style si différent à la commande qui lui est faite, par l’armée de l’Air, du mobilier de ce sanatorium.
Les matériaux choisis et mis en œuvre dans les ateliers de Jean Prouvé – tube d’acier cintré laqué pour les assises et les tables, tôle pliée, soudée et laquée pour le lit et le bureau – et l’esthétique minimale et fonctionnaliste qui domine l’ensemble, sont certes de nature à répondre aux besoins d’un tel lieu ; mais s’impose aussi l’idée d’une véritable correspondance entre ce besoin d’hygiène et les propositions du design moderne, comme si celui-là appelait véritablement celles-ci.