Entretien

Les fabriques de Boris Raux

Choisir l’essentiel : La fabrique de sol vivant

par Vincent Gobber

Boris Raux et Maxime Lamarche, La Fabrique de Sol Vivant, sculpture en cours de construction, 2021 © M. Lamarche

Initiée par l’association Alliance et les artistes Boris Raux et Maxime Lamarche, La Fabrique de Sol Vivant est une sculpture-outil installée sur le site de l’ancienne Fabrique de faux Dorian de l’Alliance à Pont-Salomon. Son inauguration, initialement prévue pour la Biennale Internationale Design 2021, a eu lieu cet été malgré le report de l’événement. L’accueil des publics sera de nouveau prévu pour la Biennale 2022.
En attendant de découvrir cette sculpture monumentale en bois du Pilat, Boris Raux présente les origines de sa conception, en adéquation avec le lieu d’installation et la nécessaire sensibilisation des publics à une forme de productivité responsable.

Pouvez-vous présenter le projet La Fabrique de sol vivant ?
En 2019, en plein confinement, j’ai été accueilli en résidence par l’association Alliance, à Pont-Salomon, sur le site d’une manufacture d’outils agricoles. Aujourd’hui, la Fabrique et ses extérieurs sont abandonnés, une reconversion de cet ancien site industriel est à l’étude, alliant les notions de conservation du patrimoine, d’écologie, de création contemporaine et de gastronomie locale.
Pour commencer le projet, j’ai passé un mois à me documenter sur l’histoire du lieu pour savoir quoi faire. C’est un lieu splendide, à vingt minutes de Saint-Étienne, né de la délocalisation sociale au milieu du XIXe siècle, comme un îlot avec une logique d’utopie sociale. C’est ce que l’on appelle un familistère, comme le familistère de Guise, avec une usine, un ensemble d’ateliers, de bureaux, de logements, une école, une mairie, une église et aussi un parc d’apparat avec des séquoias géants, des collines, une rivière, des bois.
Ces expérimentations de la révolution industrielle sur la solidarité et la productivité résonnent aujourd’hui : comment garder une forme de productivité responsable, une forme de solidarité alors que nous sommes tous isolés dans nos sphères sans trop nous connaître ? Ce sont des sujets qui me semblent contenir des enjeux fondamentaux.

Votre point de départ est ce contexte historique ainsi qu’une volonté de sensibilisation aux logiques d’agroécologie, de culture de la terre et de préservation du sol ?
C’est exact, pour cela le projet part d’un geste utopique qui est de retravailler le sol, sans jamais le fouler, le temps qu’il soit de nouveau fertile. Le défi a été de créer une structure qui rend ce geste possible : travailler le sol en étant suspendu dans les airs.
Cette sculpture n’est pas déconnectée avec les pratiques agricoles existantes. Par exemple, les ouvriers agricoles sont allongés pour récolter des poireaux. Par contre, à la place d’une logique d’optimisation productiviste, il est question de ralentir la cadence avec humour et poésie.
Petit à petit, le dessin d’une arche roulante est apparu, avec des planches de travail suspendues pour que plusieurs jardiniers allongés sèment une bande de culture.
C’est après avoir tracé les grandes lignes que l’équipe s’est reconfigurée à deux avec Maxime Lamarche. Aujourd’hui, c’est un projet signé à deux.
Cette arche est fabriquée avec du bois du Pilat, au fur et à mesure, nous avons ajouté des excroissances, comme une cabane perchée sur la sculpture à 10 m de haut. À la fois observatoire et salle de repos, sa construction est issue de matériaux récoltés sur le site : fenêtres, portes, panneaux peints qui font ressortir l’ancrage local.
La sculpture est fonctionnelle, mais elle n’est pas encore mobile, elle est prévue pour avancer sur un rail et dessiner une bande de culture.

Cette pensée écologique est-elle en continuité avec vos précédentes œuvres ?
Oui, j’étais déjà sensibilisé à ces questions, je viens d’un milieu scientifique et je suis engagé politiquement.
Depuis une quinzaine d’années, je travaille autour de la dimension olfactive, afin d’interroger notre société et les habitus de l’art contemporain. Par exemple, une de mes toutes premières œuvres est la série de peinture Les Cifs : des monochromes blancs obtenus uniquement par cristallisation du fameux détergent. Paradoxalement, les exposer est impossible, les peintures relâchent une forte odeur et la perception d’un toxique, du danger qui y est associé, fait que les visiteurs quittent rapidement l’espace d’exposition. Cette question du retournement de valeur m’intéresse : nous protéger, protéger notre corps de nos gestes quotidiens toxiques.
Depuis quelques années, je développe des projets que je qualifie de « fabriques ». Cela m’éloigne de l’attitude critique de mes premières années pour des façons d’agir plus positivistes, qui préparent à des alternatives de vie. Je suis frappé par les expérimentations écosociales qui émergent ces dernières années comme les multiples ZAD, le mouvement lié à la décroissance et la low-tech.
C’est de tout cela dont je m’inspire. Par exemple j’ai travaillé sur la fabrication de compost. Pour de la Biennale Internationale Design 2019, j’ai exposé au Parc-musée de la Mine de Saint-Étienne, où j’ai installé une immense fabrique de compost en vis-à-vis du terril : La Révolution lignivore. Il était question de la revalorisation de nos déchets, mais aussi du rejet de CO2.
J’ai un projet en cours qui utilise l’eau de rinçage des cheveux. Il s’intitule La Fabrique des méduses. Les passants sont invités à se faire masser le cuir chevelu avec une lotion capillaire parfumée. En gélifiant l’eau de rinçage, j’obtiens une collection de méduses, qui peut se comprendre comme une série de portraits éphémères de moments intimes partagés à prendre soin les uns des autres. Encore une fois, j’envisage de sensibiliser le public aux changements de notre époque et j’encourage à tisser du lien avec toutes les formes de vie et en particulier les humains.

Comment les habitants de Pont-Salomon et les publics ont-ils réagi à votre sculpture ?
Je recherche toujours le dialogue avec des personnes ou des populations qui ne sont pas averties à la création contemporaine. Au départ, les habitants de Pont-Salomon nous ont pris pour des fous, puis, à nous voir travailler en hauteur comme des charpentiers, sur un chantier d’ampleur, ils nous ont surnommés « les constructeurs ». À partir de là, un dialogue a pu s’établir avec des personnes qui ont des logiques différentes et qui ne sont pas habituées aux démarches de l’art contemporain.
Nous avons fait de la médiation avec les enfants de la communauté de commune qui ont tout de suite détourné l’usage de la sculpture en balançoire. C’est une sculpture monumentale, mais aussi à l’échelle du corps, qui propose un autre rapport à l’espace. Le corps en lévitation, allongé à 20 cm du sol, on respire l’odeur de la terre.
Nous avons également expérimenté un premier dîner suspendu, spécialement autour de la lentille verte du Puy, symbole agricole de la Haute-Loire. Les lentilles et plus généralement les légumineuses, nous rapprochent de la transition qui doit s’opérer dans nos assiettes en réduisant les protéines animales au profit de protéines végétales.

Quel impact a eu la période de confinement que nous avons traversé sur le développement du projet ?
La sculpture est née en pleine crise du Covid. Avec Maxime nous avons pu nous immerger totalement dans le projet puisque tout était à l’arrêt, il n’y avait plus d’activités culturelles. Quand tous les espaces étaient clos, nous étions en extérieur, nous avons eu la chance de pouvoir continuer dans un contexte ouvert, non confiné. Le confinement a apporté un regard plus fort sur l’espace public, cela a permis de continuer à toucher les gens malgré le contexte sanitaire. Exposer dans l’espace public est beaucoup plus contraignant, notamment car la sécurité du public doit être assurée. Pour nous les artistes, c’est une issue au milieu de l’art pour tâcher d’être actif socialement et esthétiquement. Le confinement et le Covid obligent à travailler différemment, à bousculer nos lignes.

Le projet se poursuit durant la Biennale Internationale Design 2022. Quels événements sont prévus ?
L’impact du Covid est important, le projet devrait déjà être terminé, mais comme de nombreux événements sont décalés, nous avons décidé d’inaugurer cette année et de faire des choses en plus en 2022. Aujourd’hui le projet s’ouvre à une réappropriation par d’autres. Emmanuel Louisgrand a rejoint l’équipe pour cultiver le jardin et nous sommes en train de construire une programmation. Nous inviterons les artistes du Bureau en friche1, Aurélie Foussard, Nicolas Gagnaire, Jules Goliath, Richard Negre à exposer autour de La Fabrique de sol vivant. L’organisation est en cours, notre ambition est de contribuer pleinement à la thématique des Bifurcations que porte la Biennale Internationale Design 2022.

1Le Bureau en Friche est un collectif de 10 personnes initié par Bruno Rosier avec Laura Ben Haïba, Rémi Di Chiara, Morgane Demoreuille, Nadine Dubois, Jeanne Goutelle, Hélène Jospe, Gilles Maignaud, Eric Pellet, Boris Raux.
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