Entretien

La recherche design en comics

7 nouveaux fanzines d’Anne Chaniolleau et Olivier Peyricot 

par Coline VernayColine Vernay

Le set de fanzines Autofiction - Anne Chaniolleau, Olivier Peyricot et Victoria Calligaro. Graphisme Laurent Fétis © Cité du Design

Comment diffuser la recherche autrement ? L’infuser dans la société ?
Les designers-chercheurs proposent régulièrement des réponses à ces questions.
C’est le cas des 7 numéros du fanzine Autofiction, produits dans le cadre de l’exposition du même nom.

Entretien avec Olivier Peyricot, co-directeur d'ouvrage, dont la pratique de designer-chercheur a toujours été entremêlée de projets d’édition expérimentaux. 

Autofiction c’est une exposition, mais aussi des conférences et une collection de 7 fanzines. Comment s'articulent ses supports les uns par rapport aux autres ?

Il faut que je situe d’abord cette exposition qui est une exposition issue de la recherche design. L’exposition de recherche design a la particularité de convoquer de multiples récits sur un objet ou un sujet documenté. Cette accumulation de récits sert à encercler ce qui est - dans une exposition d’objets par exemple - habituellement célébré. Ce distinguo est particulièrement important, car l’encerclement par des récits diminue l’effet statutaire de l’objet pour rendre visibles ses dépendances. Et je dois préciser qu’il ne s’agit pas d’un encerclement scénographique à la façon d’Herbert Bayer, qui vise à prendre le visiteur dans un environnement total où le message s’impose, mais au contraire, de proposer au visiteur de découvrir lui-même les strates de récits, pour construire un regard divergent sur l’objet. En l’occurrence, c’est ce qui a été tenté dans l’exposition Autofiction en donnant différents points de vue sur l’objet automobile. L’exposition multiplie ainsi les récits. Mais comme ils sont très nombreux, certains ne sont pas explicitement présents dans l’exposition, alors nous utilisons un autre médium tout aussi redoutable que l’exposition pour accumuler les récits : les fanzines. Ils permettent de désacraliser le discours, le faire vibrer sous toutes ses facettes, même les plus obscures, par exemple en s’intéressant à la notion de voiture comme objet productif : comment produit-elle ? Qu’est-ce qu’elle génère en tant que machine ? Évidement l’automobile produit des déchets (gaz carbonique, résidus de caoutchouc sur la chaussée, microparticules, chimies diverses…), elle suinte de l’huile, perd des pièces, fabrique des piles de déchets, etc. mais elle produit aussi du fantasme, du statut, du paysage par exemple. C’est une machine presque célibataire tant elle se dé-arraisonne, s’invente ses propres usages, impose sa vision technicienne du monde et le soumet à des imaginaires qu’elle a embarqué. Ce thème, évoqué rapidement dans l’exposition, est l’objet précis d’un numéro du fanzine. Ça nous permet de documenter autrement une micro-partie de l’exposition. 

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Les fanzines ont réceptionné, sous forme de collage, une partie de la documentation, et ont permis de réorganiser les thèmes dans l’expo qui n’étaient pas forcément saillants.

Olivier Peyricot

Dans les fanzines on a une documentation qui est transformée, on publie des textes savants, universitaires, qui sont coupés/montés pour que tout le monde puisse les lire plus facilement. On les re-diffuse et on les amplifie en y collant un corpus d’images et de textes complémentaires, ce qu’on peut difficilement faire dans l’exposition où les textes sont très courts. Un avantage certain du fanzine est la facilité de faire des fac-similés, c’est acceptable, c’est dans les codes du fanzine. De l’autre côté, on a dans l’expo une documentation constituée de livres de référence qui est ouverte, partagée, pour que les gens puissent ensuite se procurer le livre dont il est question, s’ils sont fans, collectionneurs, chercheurs ou simplement intéressés.

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Cette démarche dénote dans le monde de la recherche, que cherchez-vous avec vos expérimentations ?

L’idée est de faire des objets de diffusion de la recherche. Comme nous sommes plongés dans un grand bruit généralisé, même en faisant des objets extrêmement didactiques, mettant tout à nu, mobiliser l’attention est un enjeu, surtout pour le discours critique qui a du mal à être entendu pour ce qu’il est : une invitation au débat. Je reste un artiste, un créateur, dans ce sens-là : on n’est pas obligé de tout révéler. Même si on a les connaissances, qu’on a fait le travail, qu’on a une matière, je pense qu’on n’a pas tout à donner de façon didactique au grand public : il faut d’abord générer le débat.

Je préfère donc donner des formes qui sont déjà des interprétations, qui ne diffusent pas l’entièreté de ce que l’on connaît. Ce n’est pas grave, parce qu’on génère d’autres types d’appétits, d’approches méthodologiques pour déconstruire les questions sur lesquelles on est. Ce serait très rébarbatif de toujours déconstruire les nouvelles questions de la même façon. Le fanzine sert à ne donner qu’un aperçu partiel de l’état de la recherche, vers un public plus large et différent, c’est un objet d’inclusion dans la recherche.

Olivier Peyricot

On pourrait dire que la recherche se veut exclusive et se referme en permanence sur elle-même. C’est pour cela que des gens comme Bruno Latour et Peter Weibel, Michel Lussault, etc. se sont préoccupés du fait d’intégrer des artistes pour parler de recherche. Cela permet de voir d’autres modes de diffusion de la recherche. Les modes d’enquêtes des artistes sont intéressants, même s’ils ne sont pas scientifiques c’est une approche culturelle d’une question de recherche très adaptée vers un type de public qui lit, qui pense, qui a besoin de débattre.
Nous proposons des modes d’enquête, de diffusion - et de transformation de notre recherche même - de valorisation, différentes de celles de l’ouvrage universitaire ou des conférences entre pairs. 

Fanzines Autofiction - Anne Chaniolleau, Olivier Peyricot et Victoria Calligaro. Graphisme Laurent Fétis © Cité du Design

Comment avez-vous travaillé collectivement sur cette série de fanzines ?

Avec Anne Chaniolleau, nous sommes complémentaires. Elle ne s’intéresse pas directement à la voiture, mais à la question des récits, elle a une formation littéraire et est sensible à ses questions. Ce ne sont pas les mêmes choses qui vont nous plaire à l’un et à l’autre. J’ai amené en partie le matériel « culture automobile »… Cette matière-là, c’est bien de la soumettre à quelqu’un qui a un regard extérieur, comme Anne. Elle est aussi plus pointue sur des choses qui ne sont pas formulées en termes de recherche - ou rarement -, par exemple sur la figure du passager, la perception des environnements, le cinéma, les road-movies…
Il y a de plus en plus de démarches qui travaillent à partir de la littérature, des chercheurs passionnants, qui viennent des études littéraires, et prennent le texte, le document à un niveau complètement différent de celui d’un historien, d’un anthropologue ou autre.
Dans l’équipe, nous avions aussi Victoria Calligaro, coordinatrice éditoriale qui est bien plus que ça : c’est quelqu’un qui lit les textes et est force de proposition. Lorsqu’on n’avait pas le temps de tout décortiquer sur un auteur, elle va lire un corpus étendu, et on se retrouve dans les discussions, elle est top. 

 Quelles sont les particularités de ces fanzines ?

 C’est le mode d’accumulation, de textes et de documents de qualité diverse, qui fait fanzine. 

Olivier Peyricot

Le fanzine peut être beaucoup plus hétérogène qu’un livre classique. Pour Autofiction, nous cherchions un format populaire, d’où le choix de partir sur un format façon comics américain - qui vient du fanzine aussi de toute façon - assez décontracté, adapté à l’enquête courte, sans une charte graphique trop contraignante. Les comics étaient parfaits. 

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Les choix graphiques sont forts…

Laurent Fétis, le graphiste, a une culture du livre très importante. C’est un collectionneur fou de bouquins, il a des pièces incroyables ! Notamment des années 80 90’ : fanzines, publications alternatives, des livres d’artistes rares, etc. Dans l’un des fanzines on a d’ailleurs mis des couvertures de livres de Ballard de sa collection. Il a un talent pour raconter. Il a par exemple la première version de Crash qui a été publiée dans une édition danoise de la Foire aux atrocités par Ballard en 1969, dont un chapitre s’intitule Crash! Et annonce le futur livre de 1974 : un vrai truc de fan. Les différentes éditions de Crash! avaient la caractéristique d’avoir des couvertures graphiques, qui mêlaient sexualité et automobile : les graphistes de l’époque s’en sont donné à cœur joie.
En Angleterre, l’approche de l’image est plus commerciale, plus opportuniste dirons-nous : il faut que la couverture du bouquin éclabousse et que les gens l’achètent. J’adore pour ça ce graphisme anglais, et c’était important pour Autofiction d’avoir quelqu’un qui a cette culture et n’a pas peur des images. Contrairement à une génération de graphistes qui sont plutôt des typographes, Laurent sait manipuler l’image. C’est pour ça que nous aimons travailler avec lui, il a aussi réalisé le catalogue de Working promesse en 2017 notamment. Il est d’une génération précédente, où dans les écoles, il y avait des cours intitulés « communication visuelle », c’était pas devenu noble comme aujourd’hui où la typographie aboutie à une éducation très sophistiquée. Aujourd’hui, il travaille beaucoup aussi bien pour des magazines que pour des catalogues de musées, c’est un savoir-faire rare en France. Il a cette liberté-là, un côté anglo-saxon, qui lui est propre et colle parfaitement avec nos comics.

Catalogue 2017, graphisme de Laurent Fétis © Cité du design

Comment ces 7 numéros sont-ils structurés ?

Toujours à peu près de la même façon, avec minimum 2/3 textes savants par numéros qui sont vulgarisés, des travaux d’artistes, bruts, comme une documentation à la fin du fanzine, on a chaque fois de la data ou une autre façon de faire ressortir de la documentation rangée, organisée. 

La règle, c’est qu’il n’y a pas de règle dans le fanzine, il y a une vague idée et après, c’est fait avec des bouts de ficelle. Il faut trouver ces modes de décontraction et d’énergie du fanzine, ce qui n’est pas facile au sein de l’institution.

Olivier Peyricot
Fanzines Autofiction - Anne Chaniolleau, Olivier Peyricot et Victoria Calligaro. Graphisme Laurent Fétis © Cité du Design

Le fanzine, en le faisant consciemment, incite à un type d’approche. Lorsque nous avions, à la Cité du Design, réalisé en 2020 un ouvrage grand format, composé de posters pliés avec l’équipe du Random(lab), ils avaient eux aussi compris intuitivement qu’on leur proposait une expérience de diffusion émancipatrice. 

Une autre caractéristique du fanzine est son prix accessible, Autofiction est disponible pour 4€ le numéro ou 25€ la série de 7.

Oui, c’est volontairement peu cher, au prix d’un comics. On n’est pas rentable, mais le but c’est de rendre accessible en tant qu’institution publique, des savoirs spécifiques.
Pour chacune des publications dont j’ai été responsable, je vise les étudiants à chaque fois, mais aussi un public périphérique, inattendu, de façon à élargir le spectre de nos connaissances et de nos connaisseurs. Même le catalogue de la Biennale 2017 - alors que les catalogues sont souvent plus onéreux - qui était un sur-catalogue pouvant compléter la visite de la Biennale tout en permettant d’en conserver une trace, était à 28 €, ce qui reste accessible en termes de prix. En 2019, nous avons tenté une nouvelle forme de catalogue avec un magazine à 10 € et un post-catalogue, archive exhaustive, à 26 € pour proposer deux lectures croisées de la biennale. L'édition de la recherche et la diffusion culturelle du design sont avant tout un enjeu de création.


Les fanzines Autofiction sont disponibles à la boutique de la Cité du Design, dans différentes librairies, et boutiques et en ligne.

L’exposition Autofiction revient au CID Grand-Hornu (Belgique) de Septembre 2024 à janvier 2025.

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