La Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2022 a fermé ses portes le 31 juillet 2022 après quatre mois riches en découvertes et en rencontres. Les commissaires des 7 expositions installées à la Cité du Design nous livrent leur ressenti. Quel est leur regard sur la thématique des Bifurcations aujourd’hui ? Quel effet aura eu la Biennale sur leur travail et leur approche du design ? Entrevues croisées.
Vous travaillez depuis maintenant plusieurs années sur cette thématique des « bifurcations ». Comment résonne-t-elle à vos oreilles aujourd’hui ?
Penny Sparke (At Home) : Bifurcations est un thème très provocateur. Il nous a fait réfléchir : comment le design provoque-t-il les consciences ? Il nous a encouragé à penser les choses autrement, à prendre différents chemins, c’est ce que le design fait de mieux.
Franck Houndégla (Singulier Plurielles) : ça infuse ! Les idées qui sont présentées aujourd’hui à la Biennale abordent la question des bifurcations de façon très précise, chacune explorant un domaine. Mon exposition fait partie d’un ensemble de propositions faites au public qui peuvent entraîner des transformations, des prises de conscience… Le fait qu’elles montrent des projets concrets permet de réaliser que ce sujet est extrêmement réel. Cette expérience de curation à la Biennale m’a beaucoup enrichi, et va m’inciter encore plus à bifurquer, à explorer, dans le domaine de l’enseignement notamment. On peut expérimenter dans les écoles d’art et de design, où l’enseignement n’est pas vertical mais ressemble plutôt à la construction d’environnements de travail protégés qui permettent aux étudiants et enseignants d’expérimenter, de développer différents niveaux de projets, etc.
Benjamin Graindorge (Le Monde sinon rien) : L’école, la jeunesse, cette caisse de résonnance nous impose d’être bifurquants. Toujours !
Olivier Peyricot (Autofiction) : Cette Biennale dit : « attention, il y a plein de petits signes, des petites intentions assez faibles, diffuses, qu’il faut repérer, et on va engager un débat sur ces questions-là ». Elle n’est pas là pour proposer des solutions. C’est une position assez nouvelle, très contextuelle, bouleversée par la crise sanitaire et ce qui s’est passé ces derniers mois. Cette biennale Bifurcations est ouverte à la discussion, au débat, et reçoit la critique très facilement.
Le mot design est devenu un adjectif pour désigner quelque chose de beau, contemporain et cool... Nous, nous essayons de montrer que le design est une façon de penser, une attitude, une méthode pour penser le monde. La Biennale est le révélateur de cela pour le grand public. Elle montre le design dans sa complexité comme dans son quotidien.
Comment cette Biennale « Bifurcations » a-t-elle influencé votre travail, votre vie quotidienne ?
Franck Houndégla (Singulier Plurielles) : La Biennale a influencé mon regard. Je me rends compte qu’en tant que praticien, je me pose davantage aujourd’hui certaines questions, je prête plus attention à certains points soulevés par des personnes avec lesquelles ou pour lesquelles je travaille… Globalement, en tant que concepteur, cette question de la bifurcation se pose de plus en plus dans le développement des projets. En tant qu’enseignant, je vois aussi des attitudes, des appétences, des nouvelles voies, d’autres modes de conception et de fabrication que les étudiants et étudiantes mettent en place… Beaucoup m’apparaissent vraiment comme des sources de bifurcations.
Mathilde Pellé (Maison Soustraire) : L'exposition que j'ai présentée à la Biennale, qui traite de soustraction, m’a conduite à toujours me poser cette question : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que moins ? Évidemment, ça a un impact sur mon quotidien, ça se co-construit…
Benjamin Graindorge (Le Monde sinon rien) : Travailler sur ce sujet nous a tous fait bouger. C’était déjà en germe, mais ça a permis d’être plus saillant, précis et de documenter nos intuitions. C’est comme une saveur, on avait la sensation qu’on faisait des choses et maintenant on sait un peu plus précisément ce qu’on souhaite faire. La Biennale, et en particulier notre travail sur l’exposition, a été comme un révélateur pour nous : ça a précisé, très nettement, là où on voulait aller et ce qu’on voulait dire.
En tant qu’enseignant, le fait de faire confiance, de considérer qu’on a tous une voix, une chose à dire, quand on le met en pratique c’est toujours assez puissant. Je vais essayer de tenir cela longtemps dans ma façon d’être prof. On pourrait tout apprendre tout seul, avec internet, mais l’intérêt des profs est d’agir comme des courts-circuits, de permettre d’aller plus vite dans l’apprentissage par nos connaissances, nos savoir-faire et notre habitude.
Florian Traullé (Dépliages) : Je suis maintenant bien plus attentif dans mon quotidien de designer industriel, sur ces thématiques de changement de paradigme industriel, la durabilité des produits, la relation aux usagers… Forcément, je suis devenu hyper sensible à ces questions. Cela faisait partie de mes préoccupations depuis un moment mais la Biennale a accéléré le phénomène et ma conviction. Grâce à l’exposition, j’espère pouvoir convaincre plus de designers industriels, mais aussi des usagers, qu’il faut rechercher des produits plus durables, qui font appel à des matériaux recyclés, dont les constructions sont simples et qui seront faciles à réparer.
Jana Scholze (At Home) : C’était très agréable d’échanger avec les médiateurs, d’en apprendre plus sur la réception de l’exposition, l’expérience des visiteurs, leurs impressions, le type de discussions qui se déroulaient dans la salle… Cela influence désormais la recherche que nous poursuivons sur ce thème de l’habitat.
Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressés au sujet central de votre exposition ?
Olivier Peyricot (Autofiction) : En tant que gamin qui aime les voitures d’abord ! Puis avec un rejet progressif après avoir fait une école de design, un intérêt pour les alternatives à l'automobile dans une période qui était pleine de questionnements sur mon métier… Je me suis alors intéressé à la voiture plutôt dans une approche critique.
Ernesto Oroza (À l’intérieur de la production) : D’une certaine façon, j’ai pensé à la production toute ma vie. Quand j’ai fini mes études de design à la Havane, Cuba, mon pays, traversait une profonde crise économique. Toute ma pratique a commencé en prenant en considération cette question : comment survivre à cette crise économique, si nous n'avons pas le bon mix de produits. Nous avons trouvé des moyens de réparer, réduire, nous avons questionné les objets, et les avons tous ouverts, décortiqués. Machines à laver, radio, ventilateurs… Nous avons questionné la logique technologique des objets ainsi que leur cycle de vie. Toujours, il s’agissait de challenger les possibles. Ainsi, la question de la production est devenue la base de ma pratique. Pour la Biennale, Olivier Peyricot m’a invité à poursuivre ce fil rouge. Avec l’exposition À l’intérieur de la production, pour moi, il s’agissait de se connecter avec l’idée de Boris Arvatov. Ce théoricien a créé une sorte de conversation entre les constructivistes et les productivistes. Il a proposé de générer des formes qui demandaient de nouvelles relations sociales à la production. Être à l’intérieur de la production, c’est questionner ce dont on a besoin aujourd’hui, qui est le producteur et comment on peut distribuer les fruits du travail, les produits et ressources, ainsi que le type d’implication demandé à chaque fois que l’on designe quelque-chose. Qu’est-ce que cette chose fait à la planète, à la société ? C’est important de penser à cela avant de commencer à générer des formes. Pour moi, c’est ça l’approche « productiviste » - je sais que ce n’est pas la manière dont le « productivisme » est habituellement perçu en France - il ne s’agit pas de production excessive, mais d’un point de départ à la conversation. Au 20e siècle en Russie, Boris Arvatov cherchait à être à l’intérieur de la production, à comprendre nos besoins, et produire en relation à cela.
Benjamin Graindorge (Le Monde, sinon rien) : En venant ici et travaillant sur la Biennale, j’augmente ma perception du réel. Pour moi, personnellement, c’est très important. Traditionnellement, l’École supérieure d'art et design de Saint-Étienne (Esadse) fait toujours une exposition pour présenter des projets. Avec son directeur Eric Jourdan, Sophie Pène et le CRI, devenu Learning Planet Institute, nous avons décidé cette fois-ci de poser quelque chose de plus affirmatif sur ce qu’est la réalité de la pédagogie : comment par la pédagogie on peut transformer, on espère, le monde.
On a voulu montrer que l’école fait de la recherche et essaie de se positionner dans le champ du design sur des valeurs d’éthique, une projection de ce que pourrait devenir le monde.
Comment percevez-vous les enjeux actuels du travail de commissaire d’exposition de design ?
Jana Scholze (At Home) : Je suis commissaire d’exposition depuis de nombreuses années et mes interrogations actuelles tournent autour de l’identification des meilleurs formats pour engager le public et les communautés, mais aussi de ce qui bifurque dans la pratique de curateur…
Franck Houndégla (Singulier Plurielles) : Le design est une discipline très réflexive, la question est toujours au centre de la conception. L’activité du designer est une façon de nourrir justement les approches de commissariat !
Benjamin Graindorge (Le Monde, sinon rien) : Le réel du design, ce n’est pas uniquement une belle télévision, c’est plus que cela : on parle de concept, de stratégie, d’éthique, de prospective… Je trouve ça bien qu’on se permette cela lors de la Biennale, qu’une ville comme Saint-Etienne ait le courage d’affirmer cela.
C’est intéressant de voir dans la Biennale que les commissaires sont parfois des designers, parfois des scientifiques, parfois des historiens… cela change la façon de construire une exposition, la façon d’accueillir un public… et ça se mélange très bien, c’est agréable.
Ernesto Oroza (A l’intérieur de la production) : Personnellement, je ne me considère pas comme un commissaire. Je suis un designer. Dans le cadre de l’exposition, je mets en relation beaucoup d’éléments. Envisager le curateur comme un médiateur et la curation comme une façon d'engager la conversation peut être intéressant, mais ce mot de "curateur » ne correspond pas à ma pratique. Le cœur de ma pratique consiste à construire des collectifs avec d’autres personnes. C’est la raison pour laquelle, lorsque l’on m’a proposé d’avoir un espace d’exposition lors de la Biennale, j’ai proposé aux étudiants du CyDRe qu’on le fasse ensemble ; la discussion s’est ouverte à toutes les personnes du CyDRe.
Olivier Peyricot (Autofiction et direction scientifique de la Biennale) : La diversité des commissaires d’exposition est très importante à la Biennale. On a évidemment des designers experts - figure importante aujourd’hui pour défendre notre profession - qui vont donner leurs points de vue, leurs approches spécifiques. Nous avons également des regards plus classiques, d’historiens et historiennes (notamment pour At Home cette année, venant d’Angleterre), d’architectes, théoriciens (qui vont regarder les choses avec un peu de distance par rapport à la production des designers), d’écrivains (comme Alain Damasio en 2017, qui a apporté un regard très singulier sur les mutations du travail et ce que pouvait faire le design)…
Allez-vous continuer à creuser ce thème par la suite ?
Penny Sparke (At Home) : Le Covid a focalisé l’attention sur la question de la bifurcation et de l’habitat. Nous avons juste entamé le sujet, qui est très large. L’exposition At Home est comme un point de départ pour notre recherche sur cette question du futur de nos habitations ; en tant qu’académiciennes, nous continuerons de l’explorer en profondeur.
Franck Houndégla (Singulier Plurielles) : Des questions fondamentales ont été posées lors de cette Biennale, avec un espace de discussion assez unique entre des questions politiques, techniques, esthétiques…
Olivier Peyricot (Autofiction) : Oui, c’est un sujet qui est sans fond. On peut le travailler pendant des années. La voiture est un objet extrêmement répandu, qui structure des pans entiers de l’industrie. En termes de design, c’est un réceptacle de beaucoup de questionnements de designers et les artistes ne cessent d’interroger la forme automobile… Le contexte actuel est intéressant parce qu’il y a une sorte de rupture assez forte autour des questions environnementales, des questions de production, des questions énergétiques… On voit tout de suite que ce sont de grands enjeux politiques et sociaux qui se posent autour de cet objet. On en a encore pour quelques années pour essayer de voir ce qu’on peut faire avec cet objet-là.
Ernesto Oroza (À l’intérieur de la production) : Je ne voulais pas faire une exposition qui soit une illustration de ma vision de la bifurcation. Je souhaitais créer les conditions pour qu’émergent des bifurcations, à petite échelle. Par l’éducation, si on peut impacter une personne, changer sa vie, sa pratique, son approche, cela me suffit. Après ces quatre mois de Biennale, nous devons aujourd’hui maintenir le cap, soutenir la conversation engagée. C’est ce que nous allons essayer de stimuler au CyDRe l’an prochain. De plus en plus d’étudiants travaillent sur cette conception. Je questionne la façon dont nous enseignons aujourd’hui. Il y a des étudiants qui ne souhaitent plus ajouter quoi que ce soit dans des galeries. Aujourd’hui, nous devons revoir la façon de travailler des designers. Je suis heureux, car j’ai rencontré beaucoup d’étudiants, beaucoup de designers pendant cette Biennale, qui essaient de faire les choses autrement, de prendre la route à contre-sens.
Qu’est-ce qui vous a fait la plus forte impression pendant cette Biennale ?
Mathilde Pellé (Maison Soustraire) : Participer au montage, c’était extrêmement intéressant, avant même l’ouverture, de voir cette magie deux jours avant, cette l’impression que tout est vide et lorsque ça ouvre de voir que tout est là d’un seul coup !
Jana Scholze (At Home) : Généralement, nous travaillons et exposons dans des capitales. C’était agréable pour une fois d’être dans une ville d’une autre échelle, de voir la puissance de la communauté locale. C’est en voyageant que nous avons pu comprendre cette localité, l'histoire de Saint-Étienne, la façon dont tout le monde est connecté ici. Rencontrer les autres commissaires était aussi très agréable. Cela nous a donné une vision globale de la Biennale, et fait réaliser que ce n’était pas une célébration du design, mais qu’il s’agissait vraiment de montrer le pouvoir du design. D’encourager les discussions sur des problèmes complexes – comme le fait notamment Ernesto Oroza en engageant quotidiennement la discussion. De ne pas se cantonner à présenter une vision unique du design. Nous espérons revenir, et que la Biennale conserve cet état d’esprit si particulier.
Olivier Peyricot (Autofiction) : Pour moi, dans la Biennale, le volet international est le plus spectaculaire, le plus surprenant ; c’est là où l’on rencontre des personnalités qui ont des approches très différentes.
Franck Houndégla (Singulier Plurielles) : Tout ce qui a été organisé comme temps d’échange avec le public autour des expositions a été à mon sens très important : les journées d’étude, les workshops, dont certains ont leurs résultats présentés dans les expos. En principe, les expositions sont assez fixes, mais ces moments permettent de parler de façon plus large de questions présentes, de faire dialoguer.
Florian Traullé (Dépliages) : J’ai assisté à toutes les Biennales pendant ma carrière de designer, depuis l’école, et être un commissaire cette année est un privilège, une chance. J’ai appris énormément de choses, et j’espère partager avec les visiteurs un peu de l’univers des entreprises par lesquelles je suis passé : Jean-Paul Gaultier, Michelin, Salomon, etc. Et planter quelques graines pour un développement plus durable !
Quelles perspectives ouvre cette Biennale sur les bifurcations ?
Mathilde Pellé (Maison Soustraire) : Le sujet choisi, évidemment, ouvre des perspectives. La variété, le fait que la Biennale n’est pas moralisatrice, je me reconnais là-dedans : je n’ai pas la position de dire que les choses doivent être comme ça. Je cherche à ouvrir, inviter à la réflexion, partager des démarches, des regards sensibles, singuliers… La réalité peut être considérée autrement, il est possible de faire un petit décalage par rapport à ce qui prévaut…
Olivier Peyricot (Autofiction) : C’était le propos de cette Biennale d’ouvrir des perspectives, puisqu’elle parlait de bifurcations. Déjà, il y a des directions données par les expositions, et par les gens qui viennent réfléchir ici proposer des scénarios. Il y a des propositions de nouvelles orientations de la société en général, de la façon de penser les environnements matériels, de questionner le rôle du design…
Où est-ce qu’on va ? Que veut-on faire ? Quel est le projet ? On a toujours des réponses techniques, mais quel est projet au départ ? Des grandes intentions sont énoncées à droite à gauche sur la décroissance, le fait de produire moins, produire mieux, prendre soin de la terre, etc., mais quand on commence à creuser ça en termes de mise en œuvre, on s’aperçoit que c’est extrêmement complexe de faire basculer une société entière. Ce ne sont pas que les designers qui pourront faire ça, ce sera plutôt de façon collective, c’est pour cela que la Biennale est construite comme un débat.
Merci à toutes et tous les commissaires de la 12e Biennale Internationale Design Saint-Étienne
Retrouvez les interviews vidéo issues de ces échanges avec les commissaires :