Entretien

La Biennale vue par... Estelle Pagès

par Coline VernayColine Vernay

Estelle Pagès baigne dans le monde de l’art depuis l’enfance et demeure au plus près de la création contemporaine, en tant que directrice de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Elle nous livre ici ses impressions à l’issue de sa visite de la Biennale.

Estelle Pagès à la Cité du Design ©Estelle Pagès

Bonjour Estelle Pagès, que pensez-vous de cette 12e Biennale Internationale Design Saint-Étienne ?

À chaque visite de Biennale, j’ai cette même sensation de quelque chose de très touffu et de très riche. C’est une forme fragmentaire qui s’offre au spectateur et c’est à lui de remettre bout à bout les choses, de les replacer dans leur contexte, sachant que la relation aux contextes est essentielle dans le champ du design.
Du côté du design, il est question de créativité, d’inventivité, de prototype, de ce qui peut rentrer dans une réalité fonctionnelle. On le voit bien dans l’exposition Dépliages notamment, qui questionne les enjeux liés à l’écologie, au circuit court, au recyclage, etc. Il s’agit d’envisager la manière dont cela va se traduire dans une forme d’industrie, de prototypage et peut-être, à terme, exister dans le monde réel. 

Quels projets exposés vous ont marquée et pourquoi ?

Les projets « à l’échelle » sont toujours impressionnants : l’installation Fouta Bougou de Cheick Diallo qui nous fait entrer dans quelque chose d’immersif ; Maison Soustraire également, à la fois par ce travail de bricolage de la maison et de tous les déchets qui sont rendus visibles et qu’on retrouve dans l’exposition.

Ce qui m’intéresse, ce sont les utopies : le design, c’est à la fois l’endroit du concret, du fonctionnel et l’endroit des utopies, des inventivités. C’est pour cela que j’ai apprécié notamment l’exposition Autofiction et les Ateliers Mobiles de l’ESACM de Clermont-Ferrand.

Fouta Bougou Diallo Design, 2020 ©Nelly Grange
Fouta Bougou Diallo Design, 2020 ©Nelly Grange

Une société qui ne construit pas d’utopies, quelles qu’elles soient, devient un monde qui ne peut plus se projeter, qui a perdu toute forme de sensibilité, de rêves, et sans rêves, la société meurt.

Estelle Pagès

À votre avis, qu’est-ce que les étudiants en art peuvent apporter au design ? Et inversement ?

Je suis contre le clivage art/design. Nos étudiants des Beaux-Arts sont venus visiter la Biennale et j’espère que les étudiants designers viendront voir la Biennale d’art contemporain de Lyon.
Nous vivons dans des mondes de complexité où les liens entre art et design sont importants et où il est nécessaire de se nourrir réciproquement. Le projet « Ateliers Mobiles » a été produit par des étudiants en art avec l’idée qu’ils pourraient les utiliser dans le cadre de leur propre création. Ces ateliers mobiles ont servi à se balader, à dormir, mais aussi à faire du dessin, de la performance… Les vélos sont complètement bricolés, insolites, comme décalés de leurs fonctions initiales, et deviennent des machines à rêves. C’est donc parfaitement une combinaison pratique (design) et un objet presque utopique, insolite. 

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Le design aujourd’hui a besoin des artistes et inversement. Dans les expositions de la Biennale, on voit par exemple les œuvres d’artistes comme Maxime Lamarche utiliser des objets qui renvoient à des objets de design, qui sont même des objets de design en tant que tels. 

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Même si les relations aux mondes de l’art et du design sont différentes, il existe néanmoins une porosité certaine. Un designer réfléchit à la question de l’usage. Quel que soit le design (service, objet…), il pense toujours en fonction du destinataire, même s’il devance de nouveaux usages. Ce n’est pas la première préoccupation d’un artiste. Pour autant, ils ont à apprendre l’un de l’autre, ne serait-ce que sur la question des usages des matériaux, des formes, de l’ergonomie… Ensuite, c’est très abstrait, cela se construit au quotidien. 

Que vous évoque le thème des Bifurcations ?

En 1994, j’ai monté une exposition qui portait elle aussi le titre « Bifurcations ». On parlait déjà un peu, du côté du monde de l’art, du sujet de l’actuelle Biennale. C’était un autre contexte, marqué par la chute du mur de Berlin en 1989, la guerre de Bosnie-Herzégovine… 1989 représentait la fin du XXe siècle, la fin de la bipolarisation Est/Ouest, quand cette pseudo-stabilité du monde s’écroulait et laissait place à autre ordre auquel on essayait de comprendre quelque chose. Un autre équilibre politique mondial était à construire, et 30 ans plus tard, il se cherche toujours. On voit ce qui se passe en Ukraine, la Chine et l’instabilité du monde... Notre exposition, qui a circulé en France, interrogeait déjà cette instabilité et la complexité du monde qui était en train de naître. Aujourd’hui, cette notion de « bifurcations » rencontre des questions d’écologie, fait face à l’urgence climatique et aux enjeux économiques mondiaux. Cela traverse nos sociétés depuis déjà très longtemps malheureusement. Évidemment, les artistes, les designers, comme tout citoyen, doivent s'interroger.
En 1989, c’était la question de l’inconnu après la chute du mur. Aujourd’hui, celle de la place de l’inconnu dans notre société est toujours aussi vive. La pandémie que nous vivons accentue cela en nous plongeant, au niveau mondial, dans l’inconnu. Personne ne peut réellement savoir ce qui va se passer dans deux ou trois mois, c’est stupéfiant. C’est ce rapport à l’inconnu qui m’intéresse, il faut accepter aujourd’hui qu’on ne peut plus tout planifier, et intégrer cette notion d’inconnu. 

Quand on hésite à une bifurcation, c’est justement souvent parce que les chemins qui s’ouvrent devant nous sont inconnus.
Vous, dans votre vie professionnelle comme personnelle, comment bifurquez-vous ?


Je ne sais pas, j’essaie de réfléchir au monde dans lequel je suis.
Dans le cadre professionnel, ce n’est pas si évident. Quand on dirige une institution, pour accompagner les changements importants, il faut que les gens adhèrent, c’est un travail au long cours. Le travail de direction est aussi un travail de pédagogie, savoir répéter plusieurs fois la même chose avec des angles différents, savoir écouter et intégrer la différence pour essayer d’avancer ensemble. 
À titre personnel, j’essaie d’organiser ma vie pour éviter par exemple d’avoir à prendre ma voiture, et d’autres petits gestes comme ça. J’ai toujours été pour le bricolage, pour la récupération. Je suis la fille d’un artiste qui a passé son temps à bricoler (Exposition de Bernard Pagès à voir jusqu’au 16 juillet à la galerie Ceysson & Bénétière). Dans l’exposition At Home se trouve la revue Système D que j’ai connue enfant car mon père y était abonné. Acheter neuf ne me paraît pas essentiel du tout ; c’est particulier, car pour moi, le neuf n’a jamais été un modèle. Je n’ai jamais acheté de voiture neuve par exemple. Enfant, mes parents m’habillaient en friperie. Mais dans les années 1970, la fripe était associée à la pauvreté. Aujourd’hui, la fripe est toujours importante pour moi, c’est une évidence. L’évolution me fait sourire, mais c’est plutôt bien que la fripe ait changé d’image et pris de l’importance. Cela étant, les personnes des classes moins aisées continuent à acheter du neuf car ça reste un modèle. Aujourd’hui il y a une vraie prise de conscience : aller dans les friperies pour le middle class, c’est un engagement, un mode de vie alors qu’à ma génération, c’était l’inverse. L’inversion des modèles, la manière dont ils bougent est intéressante. Notre société est pleine de contradictions : les garagistes d’aujourd’hui ne peuvent plus réparer les voitures. Habillés de blanc, travaillant l’électronique, ils sont plus proches des chirurgiens dans leur espace de travail que des garagistes d’autrefois, avec bleus de travail et l’huile au sol dans le garage... Je ne trouve plus de garagiste pour réparer ma voiture qui a plus de 20 ans. Derrière, il y a tout un système économique : lorsqu’il n’y a plus de réparation possible, comment fait-on ? Des gens s’habillent en circuit court, d’occasion et en même temps utilisent des voitures soi-disant non-polluantes faites pour pouvoir fonctionner cinq ans. Nous sommes pleins de contradictions. 

Actuellement, on entend beaucoup d’étudiants prôner la « bifurcation » (Agro Paris Tech, etc.)1, qu’en pensez-vous ?

Les étudiants en art sont très différents de ceux des écoles de commerce ou d’ingénieurs. Nous venons de signer un protocole avec l’EM Lyon dont l’équipe m’expliquait que les générations en école de commerce changent beaucoup. Les jeunes élèves s’interrogent sur l’économie, le marketing, les dimensions opérationnelles du monde... Pour les artistes, le rapport à l’économie est différent. Les étudiants en art ou en design savent qu’à la fin de ses études, ils ne seront pas forcément accueillis immédiatement dans un écosystème économique, qu’ils devront trouver des systèmes, inventer leurs métiers, leur économie alors que les ingénieurs se posent la question de l’écosystème dans lequel ils vont se trouver et leurs liens avec leurs convictions.
À l’école, notre sensibilité aux questions liées à l’écologie est évidente et ancienne. Les étudiants de l’Ensba de Lyon ont été les premiers à installer une récupérathèque au sein de l’école. Les étudiants en art souhaitent eux aussi voir les modèles évoluer, mais sur d’autres points : la gouvernance, l’horizontalité, le rapport aux enseignants, les modèles pédagogiques participatifs… Autant de choses qui se construisent au quotidien avec les étudiants. 

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1Au sujet des ingénieurs agronomes "bifurqueurs" voir par exemple sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/240522/bifurqueurs-mettre-ses-competences-au-service-de-ses-valeurs
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