Anne-Marie Sargueil préside l’Institut Français du Design (IFD) depuis plus de 35 ans. Son regard, formé aux Sciences humaines, s’est affûté au contact de designers et lors de collaborations variées (avec des institutions, l’industrie, la presse…).
Investie et engagée pour un design sensé, elle nous donne ses impressions sur la Biennale et les bifurcations du design.
On réunit dessin et dessein : c’est le cadeau que fait la Biennale.
Que représente la Biennale pour vous ?
La Biennale permet de vivre une expérience - c’est un mot à la mode - de rencontre, d’écoute, d’observation… fondée sur le concret apporté par les expositions, mais surtout à la façon d’un laboratoire. Ce qui est important est d’écouter ce que disent les gens, de voir les thématiques abordées qui posent une problématique. J’aime dans la Biennale ce côté laboratoire, d’esprit un peu expérimental, avec les ateliers, les rencontres…
C’est le seul événement qui existe en France - et probablement dans le monde – qui n’est pas dans quelque chose de commercial : ce n’est pas Milan, on n’est pas dans une grande débauche de moyens, mais obligés de se consacrer à l’essentiel. C’est une vraie promesse, mais elle n’est tenue que si les gens ne repartent pas sur leur faim. La Biennale est un projet politique : il s’agit d’amener les gens à réfléchir, sans les asseoir sur les bancs de l’école. Il faut designer la preuve.
On attend du designer qu’il bifurque, aille explorer autre chose que ce que le quotidien nous apporte.
Comment l'avez-vous vu évoluer ?
J’ai été présente dès la première Biennale, je devrais avoir une palme de fidélité (rires) !
Le fondateur de la Biennale, Jacques Bonnaval, a bifurqué dès le départ : proposer une biennale du design à Saint-Etienne, c’était osé. Avec le maire, ils n'étaient pas du même bord politique, mais l’intelligence de ces deux hommes a su porter le projet.
Aujourd’hui, la Biennale est connue, mais il y a 20 ans en France les chefs d’entreprise ne savaient pas vraiment où situer Saint-Étienne, alors qu’en Chine, on connaissait très bien Saint-Étienne. Le contraste était surprenant : Coréens, Japonais, Brésiliens, connaissaient, ils y venaient, participaient aux dîners de Josyane Franc… La démarche était visionnaire.
Pendant des années, j’ai entendu des critiques portées aux expositions. Elles s’expliquent par l’ambition d’être dans l’universel, dans la pédagogie, d’être généreux en donnant le fruit de la réflexion, ce qui crée parfois de la frustration. Difficile de porter l’ambition jusqu’au bout. Il fallait faire confiance !
Comme le dit Camus « Il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. »
Que pensez-vous du thème de cette édition : Les bifurcations ?
Fondamentalement, il y a une vision juste, une empathie pour le monde. Les designers s’emparent de ces réflexions sur la transition écologique et sur les façons de vivre avec respect, bienveillance.
Je n’aime pas prendre le même chemin au retour qu’à l’aller, je me perds donc assez souvent. Je connais bien la bifurcation et je fais confiance à la sérendipité (trouver ce que l’on n’a pas cherché).
Souvent, on entend parler de « vivre ensemble ». C’est une vague invitation, tant que l’on n’a pas de langage commun, personnellement, je n’achète plus le ticket !
La Biennale dépasse cela : c’est un projet politique formidable, la volonté de créer par les rencontres les conditions de l’intelligence collective.
L’Institut Français du Design a exposé le palmarès du concours de photos prospectives sur le thème des bifurcations et de l’essentiel – EXPLORE l Outside the box – à La Grande Usine créative. On lit les réponses des étudiants sur la question du temps, de leur doute existentiel, les réflexions sont parfois sombres, mais elles témoignent d’une grande sensibilité aux enjeux d’aujourd’hui. On a une responsabilité dans l’accueil de cette nouvelle génération : leur donner les moyens de prendre part à la conception du monde.
Quels sont les enjeux du design aujourd'hui ?
Je viens des Sciences Humaines, et je suis sensible à cette dimension de la sociologie du quotidien qu’offrent les designers, eux-mêmes observateurs et créateurs de lien, toujours dans l’étape d’après. L’artiste travaille pour lui, a priori sans enquête préalable, le designer, lui, se consacre à un accord harmonieux et cohérent avec toutes les parties prenantes : le sens de ce que l’on fait ? Est-ce rentable ? Duplicable ? Réparable ? Quelle est la finalité ? Les gens qui vont l’utiliser vont-ils vivre mieux ?
En toute logique, l’étape d’après est la planète, le vivant !
C’est ce que l’exposition Maison Soustraire explique très bien : a-t-on vraiment besoin de cet objet ? Mais n’oublions pas que le design doit aussi séduire, c’est son premier rendez-vous. La différence avec la publicité, elle aussi attractive, c’est la preuve par l’usage (c’est pratique / je gagne du temps / facile à utiliser, etc.). Puis vient le troisième rendez-vous, celui qui respecte le non-client, être bienveillant pour l’humanité, le vivant.
Le designer a pris de la matière, de l’énergie, de l’argent… Il a des comptes à rendre : qu’est-ce que je rends au monde ? Qu’est-ce que je fais pour la planète ?
Jocelyn de Noblet, historien de la culture matérielle et juré des labels JANUS, aime rappeler que notre mission n’a qu’un seul but : accompagner la nouvelle génération à concevoir un monde habitable pour 10 milliards de personnes. Comment va-t-on faire ? A la façon du kintsugi japonais, en mettant de l’or sur les blessures pour faire quelque chose de plus beau. Décarboner l’industrie, c’est proposer de nouveaux produits, parfois recyclés, conçus différemment, réparables. Ce sont des réflexions qu’on voit émerger dans les écoles de design. Relier l’école (Esadse), la Cité, la Biennale correspond à un véritable programme politique, j’ai confiance dans la nouvelle génération.
J’ai aussi confiance dans l’industrie, sa capacité à se renouveler. C’est un gisement d’emplois nouveaux. Nous sommes obligés de trouver des réponses collectives. D’ailleurs l’étymologie du mot « industrie » renvoie à « l’habileté à faire quelque chose ». Évidemment ensemble. Vive l’industrie ! Non plus l’industrie polluante comme ont pu connaître les Stéphanois, mais une industrie faisant la part belle aux matières nobles, qui n’abîme pas la planète, qui se base sur l’intelligence collective.
Vive les projets ! C’est sur ce territoire fragilisé par les crises précédentes que l’on a fait émerger les réflexions sur notre avenir.
Aujourd’hui, nous sommes dans une situation trop violente : on fait mal à tout. La démarche du design requiert une nouvelle conscience, une conception commune et collective, il faut être visionnaire, définir ce que nous avons en commun pour aller ensemble recoudre les blessures.