La recherche vit par la circulation des idées, les échanges entre pairs notamment par le biais des revues spécialisées. Le champ du design questionne les formes établies, expérimente et fait émerger d’autres façons d’éditer et diffuser la recherche qui seront peut-être les normes demain. Cultivant des pratiques de micro-édition proche des cultures underground, tout en étant intégrée à des institutions, la démarche peut surprendre. Revue Azimuts, fanzines de l’exposition Autofiction, La Navette… Plusieurs projets seront présentés lors de la Biennale Internationale Design 2022. L’occasion d’en savoir plus sur ces intrigants formats.
Les formats standards, les cadres, permettent de mettre en commun des éléments disparates, de les comparer entre-eux. Si cela peut faciliter l’inter-compréhension, le risque que fait peser l’uniformisation sur la recherche est celui de l’appauvrissement de la pensée. Olivier Peyricot, directeur de la recherche à la Cité du design, a commencé ces expérimentations autour de l’objet imprimé avant même ses études en design, et celles-ci ont toujours accompagné son travail de designer-chercheur : BDs bricolées, série de fanzines par fax, tracts, magazines, romans photos, poster cartonné de la taille d’une fenêtre… Chaque projet nourrit sa réflexion sur la recherche de support, de forme, pour publier la recherche. Il explique son intérêt constant pour ces expérimentations : « Le format classique chez les chercheurs est malheureusement l’impression A4. Nos propositions sortent de ce format standard car nous faisons de la recherche design, c’est-à-dire une recherche non-scientifique, dont le cœur est un acte de création. Nous avons à l’actif du pôle recherche de la Cité du Design des posters, des flyers, un disque, des petits clips, des manuels, des fanzines, une archive, etc. Plus les modes d’expression de la recherche sont normalisés, plus elle rentre dans des cadres dogmatiques, c’est un vrai problème si la recherche design se trouve coincée avec ces dogmes. ».
Plus les modes d’expression de la recherche sont normalisés, plus elle rentre dans des cadres dogmatiques, c’est un vrai problème si la recherche design se trouve coincée avec ces dogmes.
Le champ du design n’est pas le seul à arriver à ce constat : « En sciences dures, le laboratoire explose actuellement parce que la recherche sur paillasse, en univers aseptisé, ne fonctionne plus lorsqu’il est question des interactions interespèces, et ne permet plus de dégager des modèles réalistes. Pour résumer : le chaos est plus réaliste que la grille. Face à ce problème des chercheurs passent donc à des modes de recherche « en plein champ »1 . De la même façon, en science humaines, des chercheurs comme Bruno Latour ont constaté que certains dispositifs de recherche étaient trop "hors-sol" pour fonctionner. Latour est d’ailleurs connu pour avoir travaillé les formats, la narration, en passant par le simulacre, la reproduction, l’exposition… ». À différents niveaux, dans toutes les disciplines, les méthodes évoluent.
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Parfois, expérimenter des formes peut aussi consister à jouer avec les standards : « Dans la recherche académique, « le poster de recherche » est une façon habituelle de présenter les résultats de ses recherches. En choisissant de créer un livre qui peut se transformer en poster lorsqu’on la déplie, cela permet de l’afficher de partout, de pouvoir rapidement et presque n’importe où aménager un coin pour parler de sa recherche, en accompagnant son propos d’un support visuel. C’est une approche plastique différente, qui inclue dès le départ la recherche dans un débat potentiel : on donne à voir aux autres et on crée une tension sur la proposition-même. » analyse Olivier Peyricot à propos de l’ouvrage MàJ, édité par la Cité du design. C’est le cas également du numéro 54 de la revue Azimuts, dont la maquette conçue par Karolina Borkowska permet de décrocher et d’afficher les pages, un assemblage qui fait apparaître d’autres éléments. Ce poster est installé au mur de l’exposition « à l’intérieur de la production ». Un affichage qui rappelle le traditionnel « chemin de fer »2 des magazines.
Un nouveau format autoédité voit le jour pour la biennale 2022 : La Navette. Thibault le Page, étudiant-chercheur au CyDRe, dessinateur de BD familier des pratiques de micro-édition, a baptisé ainsi ce journal en référence à la navette du métier à tisser, qui chemine d’un côté à l’autre et permet aux fils de s’entremêler. Il explique les différences entre ces deux supports : « La Navette est encore plus souple qu’une revue de recherche, on peut plus se tromper, expérimenter… elle peut provoquer d'autres rythmes de recherche au CyDRe et offre aussi une indépendance assez forte. Un journal de 16, 8 ou 4 pages est un format intéressant car on peut le produire pour moins de 2000 €, environ 5 fois moins cher qu'un format livre comme Azimuts. Un livre demande un temps plus long, un journal permet une sortie plus ponctuelle, plus spontanée potentiellement. Et ça permet de poser le problème de l'actualité et du temps court à une recherche que se fait en temps long ». Chaque numéro est confié à un ou une étudiante du CyDRE, qui s'entoure comme il le souhaite. Le design graphique du premier numéro de la Navette a été réalisé par Kevin Zanin.
Faire du zine, un support qui s’est développé dans la contre-culture, dans une institution peut surprendre, voire paraître contre-nature. La liberté offerte par l’auto-édition, la facilité de développement, séduit les chercheurs en design. Si la forme est obligatoirement questionnée, l’objectif n’est pas de créer quelque chose de fondamentalement nouveau.
« Ma méthode de travail est simple : je fais des expérimentations pour avancer d’un cran, là où on aurait tendance spontanément à appliquer une recette. C’est plus facile pour les institutions, car elles garantissent le risque : c’est leur fonction, chose qu’on oublie souvent – surtout lorsque le dogme de la rentabilité leur est appliqué sans discernement. Mais dans la recherche on doit pouvoir être surpris par ce qu’on tente. Pour moi c’est l’esprit de Saint-Etienne : comme, lorsque je suis arrivé en tant que directeur de la recherche, il n’y avait pas un dogme du design en place, pas d’armature théorique trop forte, cela permettait de faire plein de choses : il s’agissait surtout de ne pas être conforté dans mes positions. C’est vraiment ça la spécificité de la recherche ici, le fait de mettre en scène la matière et de construire des narrations, d’amener de la subjectivité et du scientifique aux mêmes endroits et les faire se parler, on est un peu les seuls à faire ça. » revendique Olivier Peyricot.
Le zine semble ainsi imprégné d’un souffle de liberté provenant de ses origines underground, qu’il distille. Provoquer des situations, les observer et analyser, tout en laissant ouverts les possibles, c’est tout l’enjeu de la recherche en design. Olivier Peyricot se souvient : « Lors de la biennale de 2017 par exemple, on s’est fait déborder, au bon sens du terme, par les tiers lieux que nous avions invité à exposer. En débordant, ils donnent un espace supplémentaire, imprévu à la Biennale, c’est beau, c’est un acte de création qui nous emmène hors-cadre, un vrai plaisir culturel et intellectuel. Chacune de ces expérimentations peut angoisser les gardiens (autoproclamés) de l’institution, qui peuvent avoir l’impression qu’on laisse faire n’importe quoi… mais c’est en laissant faire qu’on peut observer comment les débordements produisent des formes. La Cité du Design est un des endroits en France où c’est possible, ce qui en fait un lieu précieux, mais qui demande beaucoup d’énergie pour que ça puisse fonctionner correctement. »
C'est en laissant faire qu’on peut observer comment les débordements produisent des formes. La Cité du Design est un des endroits en France où c’est possible, ce qui en fait un lieu précieux
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Les publications légères comme le zine ou le journal sont importantes : elles permettent de partager la recherche en train de se faire avec le public, et d’agir sur un objet graphique en partage. L’objet du zine permet alors d’ouvrir le récit.
Évitant par essence toute normativité, on pourrait considérer qu’il y a autant de « zines » possibles que d’auteurs et autrices. Mais si elles se positionnent en marge, ces formes rebelles sont toujours, à différents degrés, liées aux formes d’éditions traditionnelles.
Pour les fanzines de l’exposition « Autofiction », Olivier Peyricot et Anne Chaniolleau se sont inspirés des formats comics américain. Populaires et abordables, fonctionnant en série centrée sur un personnage central, ce format est cohérent avec le propos et cherche à rendre accessibles les multiples récits présents dans le projet de recherche autofiction, en tant qu’objet de vulgarisation. « le principe est d’avoir des extraits de textes savants, environnés d’images et d’autres textes qui vont le conforter tout en étant sur d’autres registres, plus familiers » décrit Olivier. Ce choix est aussi poussé par la même dynamique que celle de l’exposition cherchant à « introduire les récits multiples et ramifiés qui existent sur l’automobile, et sortir ainsi des narrations dominantes ».
Thibault Le Page revient lui aussi sur l’origine du choix du format : « L’idée de créer la Navette est née pendant le 1er confinement, lors d’une discussion téléphonique avec Ernesto Oroza. Frustrés par la situation, nous nous demandions comment développer une forme qui permettrait de discuter, de rencontrer des gens. Ce qui est intéressant avec le fanzine/journal, c’est que sa forme vient provoquer un contenu : la réalisation collective, la diversité des écritures permettent l’apparition d’une recherche composite, qui peut permettre par exemple de citer des spécialistes reconnus et validés par les institutions et d’avoir des dessins influencés par la culture populaire, parfois transgressifs, sur la même page. Cela permet la cohabitation de différentes formes de connaissances et donc de formes de vie dans un même objet. Sergeï Tretiakov disait que le plus important pour changer de narration, ce n'était pas de changer le thème ou le sujet mais la forme de production et de destination de la publication.
La forme du journal nous intéressait aussi par sa faculté à contaminer l’espace, prendre physiquement de la place. L’idée de ce journal est de « faire la navette » entre l’exposition « à l’intérieur de la production » et les quartiers de Saint-Etienne, des Amicales Laïques, des collectifs d’habitants… C’était important pour nous d’avoir un format comme celui-là, un objet qui circule et puisse contaminer la ville, être présent à la fois dans l’exposition et en dehors. »
Reprendre les codes des journaux imprimés présente d'autres avantages. Thibault les évoque : « Le journal est une forme en survivance aujourd’hui, il s'en vend de moins en moins. En lisant des textes du début du 20e siècle, on comprend l’importance qu’il a pu avoir dans le débat public. Otto Neurath par exemple, dans « du hiéroglyphe à l'isotype », raconte comment, quand il était petit, son père l’emmenait au café lire les journaux, comment les gens discutaient, s’enflammaient parfois de table en table… Tout le monde avait le journal, c’était une espèce de format pre-reseaux sociaux, des discussions se faisaient autour d’un objet, d’une publication… cette fois-ci dans un espace physique. C’était quelque chose qu’on avait envie de provoquer aussi avec La Navette.
A chaque sortie du journal, dans l’exposition, il y aura des matinées autour d’un café croissant pour essayer d'actualiser ce format de lecture du journal au café, pour discuter
Si l’inspiration est le journal, le résultat est bien un zine, chaque numéro est confié à une personne différente qui apporte sa pâte. Le premier numéro a été réalisé par Thibault Le Page, à sa manière : « On avait envie de faire une BD diffusée comme un journal, et fait le choix qu’il soit visuellement très chargé, en reprenant certaines des rubriques que l'on trouve dans un journal classique : des interviews, des enquêtes, des critiques culturelles. D’autres artistes travaillent ce format, comme par exemple le projet Civilisation à New York, ou Leumonde d’Antoine Marchalot… Les publications légères comme le zine ou le journal sont importantes : elles permettent de partager la recherche en train de se faire avec le public, et d’agir sur un objet graphique en partage. L’objet du zine permet alors d’ouvrir le récit. »
Si la forme a été, comme nous l’avons vu, longuement réfléchie, le fond est aussi le fruit d’un long travail de réflexion, d’enquête et de création. « Ce 1er numéro de la Navette » continue Thibault Le Page « on le voulait très contextualisé, très relié à ce qu’est la Cité du Design, et à l’exposition où elle se situe. Nous nous intéressons à la petite histoire, celle de ceux qui sont parfois minorés dans l'histoire avec un grand H, et qui n’ont pas forcément eu leur parole portée dans certains contextes. Intuitivement on s‘est vite dirigé vers des collectifs et syndicats qui étaient sur ce site de la manufacture d'armes avant qu’il ne soit réhabilité et que la Cité s’installe, donc de personnes qui ont travaillés. Très rapidement on s’est mis à discuter avec l’institut d’histoire sociale de Saint-Etienne, qui est composé en partie d’anciens ouvriers membres d’un syndicat CGT, et qui ont un rapport conflictuel avec ce qu’est la Cité du Design aujourd’hui. Nous sommes allés les voir à plusieurs reprises, discuter à la bourse du travail où sont leurs locaux, consulter leurs archives… Nous avons vu dans ces archives apparaître un personnage récurrent, utilisé sur des banderoles, des « ephemera », des tracts ou même des annonces pour tournois de foot etc. Manu, personnage nommé ainsi pour la Manufacture, était dessiné par un ancien employé, qui s’appelait Robert Vachon. Il nous a été proposé de le réveiller le remployer aujourd’hui pour qu’il vive à travers le journal, dont le 1er numéro est intégralement dessiné. Dans les pages de la Navette n°1, Manu se réveille dans la Manufacture aujourd’hui, et essaye de comprendre ce qui se passe. »
LA NAVETTE 1 LA NAVETTE 2LA NAVETTE 3 : dimanche 5 juin à 10h (dans l'exposition "à l'intérieur de la production", entrée gratuite, ouvert à toutes et tous)
LA NAVETTE 4 : dimanche 3 juillet à 10h (dans l'exposition "à l'intérieur de la production", entrée gratuite, ouvert à toutes et tous)