La loi pour une République numérique, promulguée le 7 octobre 2016, est « l’exemple d’un nouvel espace de construction de la démocratie représentative », assure Axelle Lemaire. La principale initiatrice de la loi détaille et analyse sa fabrication.
Design des instances : l’expression m’interpelle de deux manières. Pour moi, le design, associé à la politique, permet de lier la pensée à l’action, donc l’ambition intellectuelle à la transformation par le faire.S’agissant de l’écriture de la loi, ce qui est intéressant, et ce sera l’objet de ma contribution, c’est de penser peut-être le terme « instance » dans son sens anglo-saxon : un exemple. Une illustration de ce qui pourrait devenir un nouvel espace-temps de construction de la démocratie représentative. Je vais essayer de vous montrer en quoi la fabrication de la loi pour une République numérique n’a été qu’une instance, un exemple, une manière possible de faire, éclairante sur les succès et les limites de l’exercice, et ce que l’on pourrait en faire par la suite.
Axelle Lemaire, conférence du 10 avril 2019 donnée pendant la Biennale internationale design Saint-Étienne 2019 – Auditorium de la Cité du design
Le constat de départ est très classique : la défiance envers les institutions, la défiance envers le politique et les responsables politiques. Je trouve intéressant de nous demander à quel moment de notre histoire collective nous sommes et pourquoi il faut essayer d’inventer des formes nouvelles de démocratie représentative. Ce que j’ai assez fortement ressenti lorsque j’étais au gouvernement, c’est un choc des maturités institutionnelle et politique : une très forte maturité institutionnelle contre une très faible maturité politique, au regard des formes nouvelles d’expression démocratique.
Quand on regarde nos institutions aujourd’hui — le président de laRépublique, le Premier ministre, le pouvoir exécutif, le Parlement, leConseil constitutionnel, le Conseil d’État, les administrations centrales —, on voit qu’elles ont été grosso modo « designées » au XIXe siècle et sous Napoléon Bonaparte, avant de gagner en maturité au cours des deux derniers siècles. Leur existence et leur légitimité s’ancrent dans la loi, si l’on considère que la Constitution, le texte constitutionnel est une loi constitutionnelle. La loi est sacralisée dans notre pays parce que c’est de cet écrit que notre fonctionnement démocratique tire sa légitimité. Ce n’est pas forcément le cas dans d’autres pays, notamment ceux de traditions politique et juridique anglo-saxonnes, où l’interprétation du droit, la jurisprudence, importe tout autant que le texte tel qu’il est écrit. Lorsque l’on comprend cette sacralisation,on comprend mieux la difficulté de renouveler l’exercice d’expression démocratique. Aujourd’hui, la maturité institutionnelle se heurte à des bouleversements majeurs et à une forme d’immaturité politique marquée par l’incapacité du collectif, des individus citoyens et des groupes, à exprimer, revendiquer et agir au plan politique dans ce cadre institutionnel solide et puissant.
Nous sommes à un moment où ces maturités s’entrechoquent parce que les Français n’ont jamais été aussi éduqués. Grâce au numérique, ils accèdent à l’information dans des conditions inédites. Cela peut donner l’envie, l’illusion d’une forme de pouvoir d’action qui n’est pas prise en compte par les institutions républicaines. Voilà ce que j’appelle le choc des maturités.
Si on entend la loi comme un mode de conception fondé sur une forme d’écoute des citoyens, d’échange permettant la co-construction d’une vision destinée à faire consensus, avant de démontrer son efficacité, on se rend compte que nous ne disposons pas encore d’outils institutionnels pour élaborer la loi et la décision politique de cette manière. La co-construction de la loi pour une République numérique est une expérimentation, une tentative de faire autrement. Il y en a eu d’autres : l’écriture de la Constitution en Islande, qui n’a pas abouti, ou les tentatives de construction alternative de la démocratie locale enEspagne. J’en suis venue à la conclusion que pour expérimenter, dans ce domaine, il était sans doute plus aisé, dans un premier temps, de le faire au niveau local, avec les collectivités locales.
Le numérique est à la fois la cause de bouleversements et le nouveau terrain d’opportunités qui peut permettre de créer la loi autrement. Deux modèles possibles se dégagent :celui qui tend à aller vers plus de démocratie directe (on pense, par exemple, aux budgets participatifs qui se multiplient ou aux procédures de démocratie liquide au sein de partis politiques comme le Mouvement 5étoiles ou le Parti Pirate) ; l’autre voie est celle d’une plus forte démocratie représentative (pétitions,tirage au sort des citoyens pour former une partie du corps représentatif, référendum d’initiative partagée).D’emblée, la co-construction en ligne de la loi pour une République numérique s’est inscrite dans la deuxième ambition : celle d’enrichir le fonctionnement de la démocratie représentative. Je dis « d’emblée » parce qu’il a été très important de marteler l’objectif de l’exercice, qui n’était ni de l’ordre de la démocratie directe, ni de celui du référendum. En 2015, nous avons expérimenté la mise en ligne d’un avant-projet de loi du gouvernement, dans sa version entièrement rédigée, avant son examen par le Conseil d’État et son passage au Parlement, en proposant aux citoyens internautes de modifier le texte. Cette loi a été adoptée deux mois plus tard. La consultation a eu lieu en septembre et en octobre, le texte a été adopté en Conseil des ministres en décembre2015. Le contenu de l’avant-projet comportait trois volets, inspirés de la devise de la République : Liberté,Égalité, Fraternité. Ce n’est pas la start-up nation, c’est la République numérique. Le volet « Liberté » traitait de l’ouverture des données, avec des dispositions sur l’open access et les logiciels libres. Le volet « Égalité », de la concurrence dans l’environnement numérique, l’enjeu étant de permettre aux petits acteurs économiques de développer leurs activités dans les mêmes conditions que les géants de l’internet et de protéger les consommateurs. Le volet « Fraternité », enfin, traitait de la couverture numérique des territoires et de l’accès des personnes handicapées aux outils numériques, entre autres.
Cette procédure de mise en ligne avait deux objectifs. En premier lieu, celui de rendre la loi plus riche dans son contenu, en faisant le pari de l’intelligence collective. L’idée était d’enrichir la loi des propositions nouvelles et de la rendre plus légitime, dans ce contexte de crise et de défiance vis-à-vis du politique. Il y avait bien sûr un objectif de transparence, que j’inclus dans celui de plus grande légitimité, parce qu’un soupçon pèse, aujourd’hui,sur le processus d’écriture de la loi. Le rendre totalement transparent permettait de lever pour partie les soupçons, en particulier ceux relatifs à l’influence des lobbys. Pour cela,nous avons utilisé une plateforme de consultation en ligne, développée par l’association Démocratie ouverte Cap collectif. Nous n’aurions pas pu organiser cette consultation sans cette plateforme et sa méthodologie. Il faut pouvoir animer les discussions, il faut pouvoir assurer la veille, sans orienter. Nous avions fait le choix de discussions ouvertes et non de questions fermées à choix multiples. J’insiste là-dessus parce que la question se pose : qui doit fournir la plateforme technologique et l’expertise méthodologique dans le cadre de ce type de consultation ? La réalité, aujourd’hui, c’est que l’expertise technologique se développe plus rapidement dans le secteur privé.
La première force de la plateforme a été de dire clairement aux citoyens que ce n’était pas de la démocratie directe, que toutes les propositions,même les plus plébiscitées, ne seraient pas forcément intégrées dans le texte. Pour autant, le gouvernement s’engageait à répondre par écrit aux propositions recueillant le plus de votes pour expliquer son choix politique de les intégrer ou non. Quels ont été les bénéfices de cette consultation ? D’abord, immédiats et concernant beaucoup de monde : 137 000 visiteurs uniques sur le site internet, dont 31 000 ayant créé un compte pour participer, 147 000 votes et 8 500 contributions déposées. Nous avons observé, en général, un comportement très constructif des participants et la quasi-absence de trolls. Je suis convaincue que ce succès s’explique,en grande partie, par la démarche initiée deux ans plus tôt. Si je le dis,c’est parce que la démocratie numérique, contrairement à ce qu’on peut penser, a besoin de temps. Pendant un an et demi, le Conseil national du numérique a élaboré la feuille de route stratégique du gouvernement à partir d’ateliers thématiques dans les territoires, fédérant des communautés autour de thématiques identifiées. Je pense que sans ce travail préalable au plus proche des contributeurs, il aurait été plus difficile de mobiliser en si peu de temps des personnes contribuant de manière aussi riche.
Quatre-vingt-dix modifications ont été apportées au texte initial, dont certaines très substantielles. Par exemple, s’agissant de l’open access, c’est grâce à la mobilisation de la communauté des chercheurs que les délais leur permettant de publier en ligne les résultats de leurs travaux, à l’issue de celui les liant à un éditeur commercial, ont été réduits. Certains sujets complètement nouveaux ont fait leur apparition suivant un mécanisme proche du droit de pétition, mais avec un impact beaucoup plus rapide, le texte entrant dans la loi deux mois plus tard. Je pense à la reconnaissance de l’e-sport (compétition de jeux vidéo), interdit jusqu’alors par le Code de la sécurité intérieure car assimilé à la loterie. C’est une mobilisation des gamers lors d’une compétition de League of Legends qui a abouti à la proposition d’un article nouveau, aujourd’hui intégré à la loi. Un autre exemple : le droit à l’auto-hébergement en ligne de ses propres données, les fameuses données personnelles, était une disposition non souhaitée par les opérateurs de télécommunications… Pour autant, les propositions les plus votées par les internautes n’ont pas été retenues par le gouvernement. Le poids des citoyens pour mettre à l’agenda d’autres réformes est resté limité dans le cadre de la consultation. Cela a pu créer des déceptions même si - et, pour moi, le sujet de la création d’une catégorie juridique nouvelle comme les communs (commons) en est une autre illustration — le fait de mettre en lumière ces sujets dans le débat public et politique a permis de les faire avancer.
Il y a eu un impact sur les liens avec l’Europe et dans les échanges avec les institutions européennes. L’exercice a d’abord été très mal compris et craint par la Commission européenne qui négociait, à l’époque, le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Or le texte de la loi pour une République numérique avait précisément pour ambition de soulever certains aspects qui ne figuraient pas dans le RGPD. Il y a eu des allers retours très intéressants entre Paris et Bruxelles : le fait d’avoir intégré la portabilité dans le texte de loi en France a permis de faire entrer le sujet dans le règlement européen. Ces rapports de force et ces tensions ont pu être nourris par les communautés citoyennes ayant, sans le savoir, contribué à ce dialogue entre les institutions. Il y a eu un autre effet, cette fois sur les parlementaires. Le texte a été adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale et à l’unanimité moins une voix au Sénat : c’est la seule fois de ce quinquennat et depuis. J’ai l’intime conviction que le fait d’avoir permis aux parlementaires de se saisir du texte bien en amont de la procédure parlementaire classique, d’identifier les nœuds de contentieux, les polémiques possibles, d’en discuter dans leur circonscription en organisant, par exemple, des débats publics avec leurs administrés, a permis d’anticiper les polémiques et de rechercher le compromis politique. Enfin, je pense qu’il y a eu un impact sur les citoyens qui ont participé, si je me fie à ceux qui ont fait des retours d’expérience. Beaucoup nous ont dit qu’ils avaient apprécié l’exercice, et 80 % d’entre ces citoyens seraient prêts à le réitérer sur d’autres sujets.
La principale limite : la représentativité. Il faut avoir conscience que l’exercice, uniquement en ligne,fait que l’on mobilise essentiellement des personnes dont le niveau d’éducation est supérieur à la moyenne de la population. Il y a donc un vrai problème de représentativité. J’ai parlé de la grande maturité institutionnelle, mais qui dit maturité peut dire rigueur voire rigidité, et le problème de cette expérimentation est qu’elle a été menée à cadre institutionnel constant. Ce qui signifie qu’à toutes les étapes d’arbitrage ou d’examen, permettre à cette consultation de déboucher sur des avancées concrètes s’est révélé laborieux.
Inversement, on a appris que certains ingrédients étaient indispensables à une recette de co-construction en ligne réussie.D’abord, la transparence des données. Ensuite, un effort pédagogique pour expliquer la démarche le plus tôt possible aux administrations concernées. À cadre de travail constant, elles n’avaient ni les ressources ni les moyens de mettre en œuvre ce qui leur était demandé. Enfin, une gouvernance de la consultation qui accroisse ses compétences, son expertise et donne des garanties d’indépendance. Un chemin étroit a été ouvert par cette co-construction en ligne de la loi. Depuis, rien de nouveau n’a été entrepris par l’exécutif sur un texte de loi mais le chemin reste là. On peut espérer qu’il ouvrira la voie à d’autres expérimentations plus intéressantes encore à l’avenir.
Un chemin étroit a été ouvert par cette co-construction en ligne de la loi. Depuis, rien de nouveau n’a été entrepris par l’exécutif sur un texte de loi mais le chemin reste là. On peut espérer qu’il ouvrira la voie à d’autres expérimentations plus intéressantes encore à l’avenir.