Dans le cadre du laboratoire Spacetelling, et de mon axe de recherche Sculpture Industrielle, j'ai tenté à la rentrée 2024 de lancer un projet de recherche titré Ill communication, ouvert aux étudiant·e·s de master de l'Esadse. À l'évidence, la façon dont j'ai présenté le projet, ainsi que sa méthode, ne fonctionne pas. J'ai décidé de faire machine arrière, de revenir vers mes intuitions premières pour reconstruire ce projet à partir d'un nouvel angle. J'ai pensé qu'un entretien avec Arthur Benyaya Cazorla (DNSEP ACDC_espaces 2022) pourrait m'aider à y voir plus clair.
– Émilie Perotto
Émilie Perotto :
Arthur, j’ai eu envie d’échanger avec toi à propos d’un projet que tu as expérimenté au cours de tes études à l’Esadse, car j’y ai beaucoup pensé quand j’ai réfléchi au projet Ill Communication que je construis actuellement au sein de Sculpture Industrielle, mon axe de recherche au sein de l’unité de recherche Spacetelling.
Je souhaite développer avec des étudiant.e.s une expérimentation plastique au sujet - et à travers - des moyens de communication tangibles, en omettant complètement le smartphone et les courriels. L’enjeu de cette investigation serait d’expérimenter concrètement la construction d’un projet collectif en communiquant uniquement avec des éléments matériels (par exemple : courrier postal, pigeon voyageur, morse, etc…). Dans un coin de ma tête, il y a paradoxalement l'exposition Art by telephone au Chicago Museum de 19691, mais aussi les Telephone pictures de Lazlo Moholy Nagy de 19232, dans le cadre desquelles le moyen de communication du projet est au centre de l’œuvre. Bien que dans ces 2 cas, il y ait utilisation du téléphone (que je refuse pour Ill Communication), nous sommes loin du smartphone portatif, mais plus du côté du téléphone fixé dans un lieu, du téléphone qui fait lieu. Dans un autre coin de ma tête, il y a les cartes postales de Endre Tót3. Et dans un autre coin de ma tête, il y a ton projet, que tu n’as jamais fini, et qui, on y viendra plus tard, me semble être réussi, car les cartes postales ne te sont jamais revenues. Peux-tu décrire ce projet ?
Arthur Benyaya Cazorla :
C’est un projet qui a débuté en 2018 et qui m’a suivi périodiquement jusqu’en 2021. Ça fait donc
près de 3 ans que je ne n’y suis pas revenu et qu’il demeure en suspens. J’ai par conséquent
beaucoup de recul par rapport à ce travail mais je vais essayer de repartir du début.
À ce moment, en 2018 donc, je venais de terminer La Zone du Dehors d’Alain Damasio4, je
commençais à entendre parler de mesures mises en place par le gouvernement chinois pour
contrôler sa population, et je découvrais l’existence de sites web diffusant le contenu de caméras de vidéosurveillance non-sécurisées. C’est dans ce terreau qu’a émergé le projet. L’idée était de
travailler à partir d’images de caméras de surveillance librement accessibles sur Internet.
Pour faire un micro point technique : lorsque l’on achète une caméra de vidéosurveillance
connectée, on est invité à définir un mot de passe pour la protéger. Si on ne le fait pas (ou si on laisse
le mot de passe par défaut), la caméra sera potentiellement librement accessible sur Internet. Un
certain nombre de sites web se sont en effet spécialisés dans l’indexation des caméras non sécurisées
et proposent l’accès à des milliers de caméras en streaming5.
J’ai donc commencé à arpenter des sites et à visionner des centaines d’images de caméra de vidéosurveillance. Outre la facilité d’accès au site6, j’ai rapidement été surpris par deux choses.
Premièrement, il a été assez impressionnant (et inquiétant) de voir à quelle vitesse je me suis habitué
à ces images. Les premières pages me mettaient mal à l’aise mais ce sentiment s’est rapidement
estompé. J’ai commencé à consommer ces images comme n’importe lesquelles. La deuxième chose qui
m’a surpris (et qui explique peut-être en partie mon insensibilité), c’est l’extrême banalité de ces
images. Leur accès étant interdit, on s’imagine qu’on va y découvrir des scènes surprenantes voir
inquiétantes. En pratique, il ne se passe rien. L’immense majorité de ces images est d’un ennui total,
sans aucun intérêt en soi. Les caméras montrent la réalité, le quotidien, l’anodin.
Il existe toutefois des exceptions à ces deux constats. Je tombais parfois sur des scènes intéressantes, qui
suscitaient un certain intérêt, parfois accompagné d’un certain malaise. Je me suis donc mis à la
recherche de ces images particulières et ai commencé à les archiver7. Je me suis donc retrouvé avec
des dizaines de captures d’écran de scènes filmées par des caméras de vidéosurveillance.
Il y avait essentiellement deux types d’images que je décidais de prélever : celles que je trouvais
intéressantes car leur provenance était imperceptible (paysages de nature, photographies de lieux
avec ou sans personnages, etc.) et qui auraient pu être des photographies amateurs ou des photos
souvenirs; et les images où l’on distinguait clairement des personnages8 en interaction (avec d’autres
personnages ou avec leur environnement) et dont la provenance ne faisait aucun doute9. Les images
de cette seconde catégorie sont beaucoup plus intimes et dérangeantes.
Des dizaines de ces images commençaient donc à s’accumuler dans un dossier de mon ordinateur.
Ne sachant pas quoi faire de cette matière numérique, j’ai décidé de faire imprimer mes captures
d’écran pour les rendre physiques. Il s’agissait d’impressions sur papier photo brillant ordinaire en
10x15 cm (les mêmes tirages basiques que ceux que l’on fait pour un album souvenir).
Une fois imprimées, les images ont pris un tout autre sens. Il ne s’agissait plus seulement d’images
voyeuristes sordides mais aussi de véritables photographies. Le fait d’accorder du temps et de
l'attention à ces images vouées à l’oubli10 les rendaient soudain plus acceptables et regardables.
L’idée de faire ce ces images des cartes postales est venu assez intuitivement. J’ai probablement
réalisé que le format 10x15 cm, en plus d’être le moins cher de mon supermarché, correspondait
également au format de la carte postale. J’ai donc imprimé un verso de carte postale (avec des emplacements pour le texte, le timbre et le
destinataire) que j’ai collé derrière la photo. En plus de ces informations classiques, j’ajoutai un
encart avec des informations sur la provenance géographique et temporelle de l’image en question :
ville, pays, coordonnées GPS, date et heure11.
Le projet est donc resté à ce stade pendant longtemps. J’y revenais de temps en temps pour glaner
de nouvelles images, les imprimer, les encoller12, et augmenter cette collection de cartes postales
d’images de vidéosurveillance. Le projet existait ainsi et cela était suffisant. Cependant, à force de revenir sur ce travail et de théoriser dessus, il est apparu nécessaire de passer
à l’étape suivante. J’ai pris conscience qu’une carte postale est un objet destiné à voyager, il fallait
donc que je fasse voyager ces images. Concernant la destination, elle était toute trouvée.
J’ai donc entrepris de renvoyer les images vers les lieux dont elles provenaient, ce qui soulevait
plusieurs problèmes. Le premier problème est qu’il est impossible d’envoyer un courrier à un lieu, il
faut absolument indiquer un destinataire et ce destinataire ne peut pas être un espace. Il me fallait
donc trouver un moyen alternatif pour amener ces images sur ces lieux. Le deuxième problème est
que je me suis aperçu que les coordonnées GPS indiquées par le site n’étaient pas exactes13. Dans
l’idéal, j’aurais voulu disposer chaque image dans le champ de vision de la caméra de laquelle elle
provenait (il s’agissait de boucler la boucle en quelque sorte) mais cela était techniquement très
compliqué et aurait nécessité énormément de recherches.
La solution la plus simple était donc de confier mes cartes postales, non pas à la poste, mais à des
connaissances qui se rendaient plus ou moins à proximité des lieux ciblés. Une enveloppe contenant
2 cartes postales (une vierge adressée au lieu, l’autre m’étant ré-adressée) était confiée à une
première personne qui devait la rapprocher au maximum de sa destination. L’enveloppe indiquait
l’adresse et les coordonnées GPS du lieu ainsi qu’une inscription demandant à ce qu’on l’en
rapproche. L’idée était qu’une succession de personnes permette à la carte postale d’atteindre sa
destination finale, son lieu de provenance théorique et erroné.
Afin de suivre l’avancement de ces cartes postales lâchées dans la nature, j’ai créé un hashtag et une
adresse mail. Je demandais également aux personnes auxquelles j’avais confié les enveloppes de
m’envoyer une photo de l’endroit ou elles avaient été déposées. Au final, j’ai destiné 5 cartes postales
à leurs lieux d’origine14 et n’ai jamais reçu de retours. Cela fait environ 3 ans que je n’ai pas
retravailler sur ce projet.
ÉP :
À mon sens, dans ce projet, il y a beaucoup de ce qui va continuer à qualifier ton travail : l'attention au quotidien, le soin apporté à la réalisation d'objets modestes, la tentative de s'insinuer dans le quotidien avec des objets à forte charge poétique. En revanche, les enveloppes qui sont rapprochées au plus près du point GPS de prise de vue, qui contiennent deux carte-postales, semblent être un protocole un peu trop complexe ou opaque pour les personnes qui les ont croisées, puisqu'elles ne te sont pas revenues. Et ces dernières années, tu as radicalement simplifié les gestes de réalisation de tes projets, afin de les rendre les plus clairs possible.
Dans ce projet, il y a la volonté de replier l'espace et le temps, et aussi de confronter l'immédiateté de la retransmission des images avec la temporalité longue que demande la physicalité des distances. En plus de la diversité des moyens de communication et de transport que nécessite ce projet, c'est cette relation entre immédiateté virtuelle et concrétude spatiale qui a marqué mon esprit. Est-ce que ce sont des éléments que tu as convoqué dans d'autres projets ? Et d'ailleurs, est-ce que le projet à propos duquel nous échangeons a un titre ?
ABC :
Le projet des cartes postales n’a pas de titre défini. Les titres me viennent parfois
spontanément mais, le plus souvent, je me retrouve avec des projets sans titre ou, s’il faut
absolument en trouver un, avec des titres d’emprunt qui ne me satisfont pas totalement.
Quand j’ai eu besoin nommer ce projet, pour un portfolio par exemple, j’utilisais les termes « surveillance postcards » ou « cartes postales surveillance ». Cela correspondait au hashtag
que j’avais mis en place pour suivre les envois mais je n’ai jamais considéré cela comme des
titres.
Concernant la notion de temporalité longue, c’est quelque chose qui revient régulièrement
dans mon travail. Comme évoqué dans ma réponse précédente, il était important pour moi
de passer du temps à encoller manuellement les cartes postales car cela conférait aux images
une certaine préciosité dont elles étaient originellement dépourvues. Cette idée d’accorder
de l’attention et du temps à des choses qui, à priori ne le méritent pas, se retrouve dans
beaucoup des pièces montrées lors de mon diplôme. C’est le cas d’un marteau que j’ai passé
plusieurs jours à poncer à la main, puis à polir, jusqu’à ce qu’il devienne un miroir. Il y avait
également une série de cales en bois sur lesquelles je faisais de la marqueterie, ou encore une
vieille tête de balai que j’ai passé du temps à shampouiner et à laquelle j’ai réalisé des
séances de gommage.
Dans ces projets est présente l’idée du temps long, mais plutôt dans les gestes que dans les
distances. L’immédiateté que j’y confronte n’est pas virtuelle, comme dans les captures écran
des caméras de vidéosurveillance, mais plutôt dans le rapport que nous entretenons à
certains objets quotidiens. Un cale-porte ou cette tête de balai reléguée à la cave sont des
objets invisibles que l’on utilise sans y prêter attention, puis qui re-disparaissent dans leur
anonymat. Il n’y a aucun intermédiaire entre ces objets et leur utilisation, l’objet est,
immédiatement, l’usage. C’est cette immédiateté que j’essaie de questionner et de briser en
plaçant un intermédiaire (que l’on pourrait qualifier de poétique) entre un objet banal, qui
devient curieux, et son usage, qui devient conscient.
Concernant la confrontation entre transcription virtuelle et concrétude spatiale, je pense à
un autre projet, beaucoup plus récent. Il s’agit d’une chaise qui s’appelle, pour le moment,
It’s just a model (chair). L’idée est de confronter une représentation virtuelle à sa réalité
concrète, matérielle et spatiale. Pour ce projet je m’intéresse aux objets numériques étranges
que sont les émojis15. Les émojis les plus connus sont de petites têtes jaunes représentant
différentes émotions16 mais il existe désormais plusieurs centaines d’émojis représentant
toutes sortes de choses, dont des objets.
Évoquer ce projet dans le cadre de ta recherche sur les moyens tangibles de communication
lui donne un sens particulier car il est aussi question de langage, de la communication et de
sa normalisation. Les émojis sont en effet des outils virtuels de communication qui, tout en
paraissant relativement « universels », sont également porteurs d’une vision du monde
potentiellement très occidentalo-centrée et stéréotypée17. Ainsi, en plus de transposer un
icône virtuel dans la réalité spatiale, le projet transpose également un symbole de la société
occidentale contemporaine dans sa propre réalité.
Dans le cadre de ce projet, l’émoji chaise s’est rapidement imposé18. Tout d’abord parce que
la chaise est l’objet de design par excellence, dans l’inconscient collectif un.e designer
dessine des chaises. La seconde raison est que la chaise est un objet physique, sur lequel on
s’assoit et que l’on éprouve avec son corps. Si une chaise est mal dessinée, on le ressent
physiquement. Il s’agit également d’un clin d’oeil à One and Three Chairs de Joseph Kosuth
dans laquelle l’artiste confronte une chaise réelle (la « réalité physique » de l’objet19) à ses
représentations photographique et verbale20.
Ce qui m’intéresse est le fait de confronter une chaise désignée pour n’être qu’un symbole,
l’image archétypale d’une chaise, à la réalité du corps qui s’essaiera dessus. J’ai donc réalisé
les plans précis de l’émoji chaise pour pouvoir la matérialiser le plus fidèlement possible. It’s
just a model (chair) est la maquette en carton de l’émoji chaise21. Elle permet de se rendre
compte des proportions étranges de cette chaise (dossier très haut, assise très large, section
des pieds disproportionnée etc.) mais il est cependant impossible de réellement s’asseoir
dessus. La suite logique du projet consisterait donc à fabriquer cette fausse chaise comme
une vraie chaise pour véritablement confronter la virtualité de l’objet à sa réalité matérielle.
Je m’aperçois maintenant que, dans les projets que je viens d’évoquer, est absente la notion
de temporalité longue liée aux distances. Il s’agit pourtant d’un sujet qui m’interroge et que
je trouve particulièrement lié aux enjeux du monde contemporain22. À l’échelle d’un être
humain, est-il cohérent de pouvoir atteindre la plupart des endroits de la planète en
seulement quelques heures et quasiment sans effort ? Ou de communiquer naturellement et
instantanément avec une personne située à plusieurs milliers de kilomètres ? Il y a là une
forme de déconnexion entre l’humain et l’espace qui me questionne mais que je n’ai, il me
semble, pas encore eu l’occasion de développer dans un autre projet que celui des cartes
postales.
ÉP :
Je voudrai revenir sur la réussite du projet des « surveillance postcards ». Est-ce que tu considères ce projet comment fini ? Est-il réussi ? Ce qui m'avait intéressé dans ce projet était le fait que tu décides de passer un temps long pour produire quelque chose qui va s'insérer dans le vaste monde, quelque chose que tu ne maitriseras pas, et qui, très probablement, ne prendra pas la direction que tu souhaitais. Il y a dans ce projet l'idée de la bouteille jetée à la mer, qui arrivera peut-être un jour à une personne, qui sera réceptrice d'un message qui ne lui est pas personnellement adressé, et qu'elle devra - si elle le souhaite - prendre en charge. En œuvrant ainsi, tu acceptes une position de vulnérabilité. Tu mets ta confiance en les autres. Tu offres une pensée, une geste, une forme, et puis tu verras bien si quelqu'un.e accordera son attention à cela. Je me demande si cette façon de mettre en œuvre un projet ne traverse pas l'ensemble de ta pratique ?
ABC :
Le projet est terminé dans le sens où je ne travaille plus dessus et que je ne pense pas y
revenir. Comme tu le disais, ma pratique s’est beaucoup simplifiée et ce projet me
parait aujourd’hui trop lourd, complexe et difficile à appréhender pour que je m’y
replonge. Il s’agit d’un projet étudiant qui m’a permit de soulever des interrogations
dont certaines me poursuivent toujours aujourd’hui. De ce point de vue je considère
ce projet comme réussi.
D’un autre coté, je ne suis pas totalement convaincu de l’aboutissement et de la
destinée de ces cartes postales dont l’immense majorité reste stockée dans un tiroir.
L’objectif était de les faire voyager vers un ailleurs. Même si je n’ai aucune idée de
leurs trajets effectifs, j’ai tout de même l’intuition que ce voyage n’a pas été un succès
et qu’il aurait put être rendu plus aisé en adoptant un processus moins compliqué.
J’ai tendance à considérer qu’un projet est terminé à partir du moment où il est arrivé
là où il devait arriver. Ce n’est pas vraiment le cas avec ces cartes postales. Le projet
n’est pas aussi abouti qu’il aurait put l’être et je reste finalement un peu frustré. J’ai
donc du mal à considérer le projet cartes postales comme totalement terminé et
réussi. Il est peut-être en attente d’autre chose dont il pourrait constituer une base.
Concernant la question de la vulnérabilité et de l’incertitude, il est vrai qu’il y a une
forme d’abnégation dans mon travail. Cela fait parti de ma personnalité et se reflète
dans ma pratique mais je crois aussi que c’est quelque chose de lié au travail artistique
en général. Le rôle de l’artiste ou de le.la designer est, pour moi, de soumettre des
intentions au monde. Ces intentions, ces objets, se doivent d’être les plus précis et les
plus justes possible; mais je pense aussi qu’il faut accepter que certains paramètres
nous échappent dès que l’on rend disponible son travail.
Dans mon cas, cette "non-maitrise" de la destinée de mes pièces est probablement
décuplée dans la mesure où je m’inscris souvent dans le quotidien. J’y insère certaines
de mes pièces qui tendent donc à disparaître au profit d’un contexte que je ne
maitrise pas. C’était le cas des cartes postales lâchées dans le la nature, et c’était aussi
le cas des mes pièces de diplôme. Elles étaient disposées dans les espaces communs du
bâtiment administratif de l’école, sans socle, sans cartel, sans distinction particulière.
Mes pièces étaient au même niveau que l’extincteur, le radiateur ou l’interrupteur.
Cette volonté de dé-hiérarchisation participe aussi au fait qu’il est possible de passer à
coté de mes pièces sans les voir, elles requièrent une certaine attention.
J’ai d’ailleurs une anecdote par rapport à cette discrétion. Un jour, bien avant le
diplôme, nous avons effectué un test de présentation dans un bâtiment extérieur à
l’école. C’était un lieu hyper-standardisé, un bâtiment universitaire tout neuf à priori
pas du tout destiné à accueillir un diplôme d’art. J’avais donc répandu mes pièces un
peu partout dans ces locaux et, à la fin de ma présentation, j’ai vu passer quelqu’un
sur une passerelle avec l’une de mes pièces dans les mains. J’ai trouvé ça super !
C’était la preuve que 1 - mes objets s’ancraient dans une réalité 2 - qu’ils perturbaient
cette réalité et 3 - qu’ils pouvaient intriguer les gens qui les remarquaient au point
qu’ils s’en emparent.
Plus tard dans l’année, lors mon diplôme blanc, j’ai à l’inverse tenté de présenter ces
mêmes pièces mais de manière beaucoup plus classique. J’avais probablement besoin
de me prouver que j’étais capable de "faire une exposition" avec mon travail. J’avais
donc placé les objets de manière visible, dans un lieu blanc, propre et bien éclairé...
Ça a été catastrophique ! Je me suis alors rendu compte que mes pièces n’étaient pas
faites pour être montrées comme ça, que mon travail ne s’y prêtait pas et que ce
n’était pas si grave.
La plupart de mes pièces ont donc du mal à être passivement exposées et ont besoin
de s’inscrire dans un contexte, dans un espace et de délicatement dénoter. Ce contexte
est souvent celui de la banalité et, en tant que designer, cela parait presque logique.
Ce qui m’intéresse spécifiquement avec le design est le fait qu’il constitue un
formidable moyen d’infiltrer le banal. Comme tu le disais justement il y a dans mon
travail "la tentative de s’insinuer dans le quotidien avec des objets à forte charge
poétique", le design me permet cela. Pour en revenir au lâcher-prise, je crois que,
lorsqu’on est designer, il faut parfois savoir s’effacer au profit des objets et des usages
que l’on propose.
Dans mon cas spécifique il y a même parfois une sorte de double effacement : je
disparais derrière des objets qui eux-mêmes disparaissent au sein de leurs contextes. À
priori il ne reste donc pas grand chose à voir... et c’est précisément cette petite chose
qui reste qui m’intéresse. J’aime l’idée qu’une personne pourra, un jour peut-être,
remarquer une cale un peu trop soignée ou un marteau un peu trop brillant et se dire
que cela est un peu trop étrange pour n’être que le fruit du hasard. Ce qui est encore
plus fort est le fait que, une fois l’attention de cette personne captée, le regard qu’elle
portera sur son environnement se transformera un petit-peu, il deviendra plus
curieux, plus suspicieux, plus intrigué. La perception d’un espace peut ainsi se
retrouver complètement distordue par la simple présence de quelques étrangetés. Tel
est le super-pouvoir des artistes et designers !