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Entretien avec Alban Morin, designer

« La production de céramique, bien qu’elle soit peu mécanisée, reste une industrie. »

par Émilie Perotto

Alban Morin est designer. Il a obtenu son DNSEP ACDC_espaces à l'Esadse en 2016. Ses pièces murales en porcelaine entretiennent une relation complexe à l'industrie, qui me semblait intéressante d'interroger dans le cadre de l'axe de recherche Sculpture industrielle.

Émilie Perotto (ÉP)
Alban, au cours de ton master tu as commencé à développer une famille de pièces en porcelaine, qui fonctionnent toutes à partir du même principe : un module proche de l’échelle de la main est répété de façon à créer un motif. Le motif obtenu prend corps dans l’espace, soit sous forme de suspension, soit épouse un mur. Pourrais-tu revenir sur les débuts de cette recherche, en expliquant comment sont arrivées les premières pièces ?

Alban Morin (AM)
Bien sûr. Durant mes années à l’Esadse, j’ai énormément investi les différents ateliers techniques, mais je ne m’étais pas confronté à la céramique. Voyant le diplôme arriver, je m’étais fixé comme objectif de produire des pièces en céramique, sans avoir d’idée précise. C’est finalement mon mémoire de fin d’études qui a été le déclencheur.

J’étudiais la présence des lignes de désir dans l’espace urbain et leurs conditions d’apparition. Ces chemins en terre sont formés par le passage répété des habitants dans l’herbe au sein d’espaces délaissés, interstitiels, en creux1. Comme j’arpentais quotidiennement la ville, j’ai rapidement établi un inventaire, non exhaustif, de ces espaces, puis j’ai cherché une façon d’investir leur diversité. C’est à ce moment-là que le principe de motif s’est révélé : ce dernier me permettant d’investir des espaces de tailles et de formes hétérogènes tout en gardant une cohérence plastique. Les premières interventions ont pris forme en faïence dans un creux architectural et divers interstices. La porcelaine ne s’est imposée que dans un second temps dans mon travail.

ÉP
Concrètement, quelle a été ta méthode ? As-tu dessiné des motifs pour des espaces précis ? Comment es-tu passé de l'intention de motif à la mise en forme d'un module à répéter ? Aussi, il faut préciser que tu travailles (toujours ?) en coulée de matière, et qu'il te faut penser des formes en adéquation avec la technique du moulage. Peux-tu nous décrire ton process de travail ?

AM
Effectivement, toutes mes pièces sont réalisées à partir d’une technique de moulage-coulage. La barbotine, qui est une terre à l’état liquide, est coulée dans un moule en plâtre reprenant la contreforme des pièces finales. Statique dans le moule et au contact de l’air et du plâtre, la terre se fige de manière concentrique et centripète. La barbotine, que ce soit de faïence ou de porcelaine, est une terre dite thixotrope, le temps créant donc l’épaisseur finale de la pièce. Le restant de barbotine est ensuite vidé si le moule est « en revidé », ou non, si le moule est dit « entre deux plâtres » comme pour les assiettes où l’épaisseur est définie par le moule. La terre peut ensuite être démoulée après un temps de séchage variable. Ce qu’il faut bien avoir en tête, c’est la rétractation de la terre sur elle-même au sein du moule et donc éviter ou prévoir les contre-dépouilles pour réussir à sortir les pièces du moule.

Pour les premières pièces du diplôme, j’avais principalement travaillé par le dessin cette notion de motif et la possibilité de déploiement à des échelles variées. C’était en 2D, comme un motif graphique et donc représenté comme une composition globale. Le passage du motif à un module répété s’est opéré de trois façons :
• D’abord quand il a fallu positionner ce dessin dans le contexte urbain, en volume. La ville est presque exclusivement constituée d’éléments standardisés produites par diverses industries. Les exemples sont légions mais les parpaings, les pierres, les tuiles, etc. sont produits en série pour des questions de coûts de production, de vente, de maintenance entre autres.
• Puis, le principe du motif fonctionne par la multiplication d’un ou plusieurs éléments identiques au sein d’une surface de composition. Par essence, il est composé de modules, qu’ils soient plats ou en volumes.
• Enfin, c’est en questionnant les moyens et les capacités de production de l’école. Une fois les contraintes techniques respectées, la technique de moulage-coulage permet une production en grande série et est très présente dans l’industrie que ce soit en céramique, plastique, verre, etc. Mise en œuvre dans les ateliers, j’ai donc pu me projeter dans une production en série.

De plus, ce que je trouve intéressant, c’est que la technique de moulage-coulage en céramique, même en industrie, est encore aujourd’hui quasi exclusivement mise en œuvre manuellement. Ce qui diffère avec une pratique artisanale se joue dans la composition de la terre, la gestion de la cuisson et un ensemble d’autres paramètres. Pour mon diplôme c’était néanmoins très instinctif techniquement. Je ne peux pas dire que j’avais anticipé les contraintes techniques du moulage-coulage dans le dessin des pièces. Heureusement la faïence est une terre beaucoup plus conciliante que la porcelaine, elle n’a qu’un faible retrait et ne garde pas en mémoire les déformations subies par la manipulation.

Aujourd’hui le dessin des pièces passent plutôt par les questions d’assemblage des pièces entre-elles ; les problématiques techniques sont devenues un terrain d’expérimentation ; et les jeux de pleins et de vides, les ombres qui se créent par la multiplication des pièces. Par contre le process mis en place n’a pas changé : je conçois toujours les pièces de manière in-situ, c’est-à-dire en lien avec un espace précis. Après quelques dessins, je passe à la modélisation 3D sur ordinateur, où je projette aussi le déploiement du motif, et une fois satisfait, j’imprime à l’aide d’une imprimante à dépôt de fil plastique les modèles en 3D. Les moules en plâtre, dans lesquels je coule ensuite la barbotine, sont réalisés à partir des modèles imprimés en 3D.

ÉP
Il m'était évident que tes pièces fonctionnaient comme des bijoux pour l'architecture, dans le sens où elles viennent souligner des singularités plastiques des espaces qu'elles occupent, notamment en rentrant en résonance avec les motifs déjà présents. Et pour autant, je ne m'étais jamais formulée que le mode de production même de tes pièces venait faire écho au mode de production industriel de l'espace urbain. Un des axes de l'atelier de recherche-création Sculpture Industrielle est d'envisager la sculpture comme un outil de compréhension du patrimoine industriel qui nous entoure, et ton travail joue clairement ce rôle. Cela dit, je ne parlerais pas de tes pièces comme de sculptures, et je n'arrive pas à cerner précisément leur nature. Comment les nommes-tu ? À quel champ disciplinaire les relies-tu ? De quelle histoire sont-elles issues ?

AM
Ce sont des objets inscrits dans le champ du design, et d’une certaine manière, dans le champ du design industriel.

Comme je l’expliquais, la production de céramique, bien qu’elle soit peu mécanisée, reste une industrie. Un des grands jeux de l’industrialisation à été de calibrer des pièces standardisés et de parvenir à en maîtriser la qualité et sa constance. En ce sens, des matières comme le bois massif ont peiné à s’industrialiser et de nouveaux matériaux ont été développés comme le contreplaqué, par exemple, pour répondre à cette nécessité d’uniformité. La porcelaine, dans sa mise en œuvre en moulage coulage se prête parfaitement à cette recherche de la standardisation. Comme c’est une terre synthétique, sa composition est adaptée aux besoins de production et par extension aux formes à produire et à leurs usages projetés. L’industrie forme ses propres matières dans le même temps où elle détermine ses propres formes2. Les terres que j’utilise sont celles d'Imerys, leader mondial des spécialités minérales pour l’industrie.

Mon travail, bien qu’il soit réalisé à la main, s'inscrit donc dans l’histoire du design industrielle par l’utilisation de la porcelaine, ses techniques, et les formes produites. 

Après avoir dit ça, ce qui surprend peut-être c’est l’absence d’usage de ces objets, ou du moins, mon éloignement de la pratique de la porcelaine utilitaire. Je pense qu’aujourd’hui, les avantages de la production standardisée et en série sont acquis, mais on ne peut plus en ignorer ses lacunes. Nous devons « replacer l’industrie au rang des moyens mis à la disposition des hommes au lieu d’en faire une force d’oppression » pour reprendre les mots de Claude Parent3.

Aujourd’hui en crise, l’industrie s’est longtemps cachée derrière la course au progrès, les questions d’usage et de confort. Je pense que l’enjeu et la réflexion portée par un objet peuvent prendre la place de l’usage. Et puis, mes objets, bien qu’ils ne soient pas manipulables, ont un usage spatial, un rapport au corps dans une expérience sensible. C’est peut-être ça aussi qui rend parfois la nature de mes pièces difficile à cerner. Dans sa mise en œuvre, mon travail emprunte beaucoup aux artistes qui font de l’installation, et je pense notamment au travail de Richard Venlet4.

ÉP
Donc, tes pièces se placent dans l'histoire du design industriel, naissent d'une forme d'industrie manufacturée, et, via leur proximité plastique avec les objets d'usages courants qui nous entourent, nous amènent à réfléchir sur leurs modes de production et notre relation contemporaine à l'industrie.

Il me semble que tes pièces incarnent aussi une contradiction qui existe dans bon nombre de nos objets familiers. Elles sont issues d'un travail de dessin très précis lié aux problématiques de la porcelaine (moulage, forme/contreforme, rétractation de la matière) et de la production en série, elles nécessitent une production laborieuse semi-artisanale, elles sont grandement décoratives, et malgré tout, elles agissent dans l'espace avec modestie et simplicité. Leur efficacité ne se joue pas dans l'affirmation de leur technicité, mais au contraire à travers leur discrétion. Et c'est seulement quand nous nous approchons d'elles, qu'elles nous révèlent leur matérialité. Le fait de ne pas les émailler contribue à cette sobriété, et participe à notre relation à l'objet, qui se découvre dans le temps, en se déplaçant autour de lui, mais également dans le temps de la lumière, qui le transforme tout au long de la journée.

Tes pièces incarnent littéralement l'ère industrielle. Et c'est en passant du temps avec elles, qu'elles nous offrent la possibilité d'une réflexion sur notre relation complexe à l'industrie pour qui accepte de s'y lancer : l'industrie comme le lieu d'un rapport extractiviste au monde et à ses ressources, travail à la chaîne, exportations des industries polluantes et/ou trop coûteuses en main d’œuvre, mais aussi célébration de la pensée humaine par le dessin/dessein, célébration de la relation ressources naturelles/corps humain qui sait être à l'écoute des matières et éléments pour les mettre en forme, expression de toutes les potentialités d'une matière en un minimum d'opérations techniques.

J'insiste sur le fait qu'elles incarnent cette relation au design industriel, et que ce n'est pas dans le discours du designer, mais dans la fréquentation de l'objet que nous comprenons cela, d'abord d'une façon intuitive, puis en prenant conscience de la matérialité des pièces et des modes de production que cette matérialité induit.

Je reviens sur la modestie de tes pièces, et le fait qu'elles apparaissent sans ostentation, sans mettre en avant le savoir-faire artisanal qui est le tien. Est-ce important pour toi de développer techniquement tes pièces en porcelaine et ensuite de les réaliser seul, ou bien pourrais-tu envisager de les faire réaliser par d'autres personnes ?

AM
Oui, c’est important, mais pas pour leur valeur de « fait main » ou associé à un savoir-faire artisanal spécifique, comme tu as pu le relever. D’ailleurs, de nombreux.es céramistes me demandent pourquoi je ne signe pas mes pièces, comme à l’accoutumée.

Bien que la production ne soit ni mécanisée, ni automatisée, le geste et la main n’existent, pour autant, quasiment pas dans mon travail. Je ne modèle pas la terre, les seuls gestes que j’effectue sont ceux de couler la barbotine dans le moule, la vider, puis poncer les pièces avant cuisson. Je pourrais presque les associer à des gestes ouvriers — et je ne dis pas ça de manière péjorative, au contraire —.

À partir de là, ce qui m’intéresse dans le développement par mes soins, ce sont les proximités — temporelle, physique et intellectuelle — des allers et retours entre dessin et production. Elles permettent, in fine, une meilleure compréhension des mécaniques que ce binôme sous-tend et engendre la conception d’outils et de process de production pour mettre en forme la porcelaine. C’est une façon de s’approprier et éprouver une partie de l’histoire industrielle et de mener une recherche par le faire. Finalement, c’est durant ces temps que se construit mon rapport à l’industrie, et plus globalement, à la question même de la production d’objets et des réflexions qu’elle porte.

Pour toutes ces raisons, la question de les faire réaliser par quelqu’un d’autre ne s’est jamais réellement posée. Aujourd’hui, si certaines pièces devaient être reproduites, je m’orienterais vers des manufactures pour confronter ma façon de faire à la leur et explorer les dissonances et concordances. Donc là encore, dans une démarche de recherche et de compréhension.


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par Émilie Perotto

1Voir le texte de l’historien de l’art et de l'architecture Giulo Carlo Argan sur le design industriel (1955).
2Voir le texte de l’historien de l’art et de l'architecture Giulo Carlo Argan sur le design industriel (1955).
3Claude Parent,« Face à face : architecture et design », L’Architecture d’aujourd’hui n°155, 1971.
4Richard Venlet est un artiste australien né en 1964.

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