À quel moment une journée de travail se termine-t-elle vraiment ?
En 2014, l'artiste Laurel Ptak publie le manifeste en ligne « Wages for Facebook1 », référence directe à la campagne féministe de 1975 « Wages for Housework » qui réclamait un salaire pour le travail domestique des femmes. « Wages for Facebook » s'appuie sur ces discours féministes pour étendre la discussion du travail non rémunéré à de nouvelles formes de création de valeur et d'exploitation en ligne, et exiger que le temps que nous passons sur les plateformes des réseaux sociaux soit reconnu pour ce qu'il est : du travail invisible, non rémunéré. Les usagers d'internet sont-ils des consommateurs, voire des bénéficiaires de services gratuits en ligne, ou sont-ils des travailleurs qui s'ignorent ? Lorsque nous cliquons, twittons, partageons, likons, écrivons des commentaires ou des recommandations sur les plateformes, nous convertissons nos amitiés, nos émotions et nos indignations en données exploitables par les algorithmes. Selon le sociologue Antonio Casilli2, « le digital labor désigne alors le travail de relations sociales effectué sur les plateformes numériques. Il ne s'agit pas d'un travail "numérique", mais bien d'un travail "digital", car il est effectué avec les doigts, c'est-à-dire qu'il est un travail du clic ». En publiant nos informations personnelles, en visitant des sites Web ou en tapant des requêtes dans un moteur de recherche, en utilisant des « applis » ou des objets connectés, en parlant avec nos assistants numériques, nous générons, le plus souvent à notre insu, des « traces », sous forme de données et de métadonnées, que les plateformes de l'économie collaborative captent et monétisent en les revendant à des régies publicitaires. Les tenants du « digital labor » y voient une nouvelle forme de « mise au travail des internautes » qui tire profit de nos relations sociales et de nos affects. Sous le chapeau « digital labor », concept popularisé par le livre collectif3 édité par Trebor Scholz, sont englobées des activités numériques très diverses, peu ou pas rémunérées, sur les médias sociaux (Facebook, Youtube ou Instagram), les plateformes de consommation collaboratives (Uber, Airbnb ou BlaBlaCar), les services de microtravail (comme Mechanical Turk d'Amazon ou encore FouleFactory en France). Des modérateurs de contenus aux « turkers » d'Amazon, des livreurs de Deliveroo aux adeptes du « quantified self », le chapitre des mutations du travail consacré au digital labor dévoile, à travers le regard critique de designers, d'artistes et de chercheurs, les processus invisibles à l'œuvre dans ce nouveau monde du travail numérique et révèle les mécanismes cachés dans le design. Comme l'avait énoncé le designer Ettore Sottsass par un euphémisme4 : le design ne sert à pas grand-chose, si ce n'est à discuter.
En 1966, l'ingénieur Jim Sutherland a créé l'expérimental ECHO IV5 (ou Electronic Computing Home Operator), un encombrant ordinateur domotique multitâche censé être capable de gérer les comptes, archiver les recettes de cuisine, automatiser les listes de courses, contrôler la température, allumer et éteindre des appareils, prévoir la météo, ou encore centraliser les messages de la famille. Le système, imaginé il y a cinquante ans, n'a jamais été commercialisé, mais l'idée a fait son chemin, avec l'arrivée, en juin 2015, d'Amazon Echo dans les foyers, une enceinte connectée basée dans le cloud qui permet de piloter sa maison à la voix, ou, plus récemment, de l'assistant vocal Google Home. Nous truffons progressivement nos habitations et nos villes de capteurs passifs et d'objets connectés (compteurs intelligents, voitures, panneaux publicitaires, ou encore Dash Buttons d'Amazon, ces interrupteurs qui permettent d'acheter d'une simple pression) quand nous ne les portons pas directement sur nous, sous forme de bracelets, de montres ou d'un smartphone toujours allumé qui capture nos moindres faits et gestes ; et préfigure la prochaine étape du Web, consistant à monétiser les données directement issues de notre corps. Depuis 2008, le nombre d'objets connectés a dépassé le nombre d'humains sur la planète. À l'horizon 2020, il pourrait dépasser 28 milliards6. Des objets communicants présents dans la cuisine au travail invisible sur internet réalisé lors d'activités anodines sur la toile, en passant par la maison comme espace mité par le travail : le temps du travail déborde de toutes parts dans notre intimité. Les outils au design sophistiqué s'y prêtent volontiers. Avec le Wi-Fi7, l'activité se répand dans tout le foyer et s'insinue dans la chambre à coucher, jusqu'à saturation, voire dans le lit même : on travaille partout et tout le temps. Les technologies nous incitent à être connectés en permanence, corvéables de jour comme de nuit, 24/7, comme l'écrit Jonathan Crary8. Le foyer peut se décrire alors comme un terminal industriel dans lequel le travail consiste à produire, à organiser, à finir la mise en œuvre de tâches jusqu'alors cantonnées au champ de l'activité professionnelle. Au-delà du foyer, c'est tout le monde du travail qui se reconfigure sous les coups de boutoir du numérique, dans le contexte d'une automatisation croissante de l'activité humaine.
L'apparition conjointe du « seamless » et du design de service dans l'environnement technologique du salon et du bureau, c'est un peu comme si la chanson suave de Sade « Smooth Operator » s'était appliquée au design d'interface. Apple, en inventant son interface conviviale9, a produit les conditions pour réaliser l'espace de travail rêvé en transformant l'ordinateur personnel en un outil de travail flexible, multitâche, intuitif, plaisant, sensuel, voire délicieux : on y met les doigts ! « Je crois que cette fois, on s'est vraiment bien fait avoir. Tout était tellement bien foutu, c'est ça, tellement bien foutu, qu'on ne savait même plus qu'on travaillait quand on travaillait », constate le narrateur de la vidéo «Anomalies construites10, de l'artiste Julien Prévieux, à propos du logiciel gratuit de modélisation Google Sketchup qui permet de réaliser des monuments en 3D dans Google Earth. Le design liquide des interfaces, de plus en plus invisibles, l'infiltration d'éléments de jeu dans les tâches et dans l'organisation du travail pour augmenter la productivité, les incessantes notifications et les diverses logiques de « récompense » font qu'il devient impossible de tracer une ligne entre détente et travail. Les frontières entre vie privée et vie professionnelle s'érodent, comme le suggère l'impressionnante bannière tricotée de Sam Meech. « PunchCard Economy » confronte le slogan des huit heures (de travail, de loisir, de sommeil), revendication historique des mouvements ouvriers, aux conditions des travailleurs du numérique. L'idéologie dominante voudrait que non seulement la productivité de l'économie, mais également celle des individus, soit éternellement optimisée. Anxiété, burn-out, dépression sont les nouveaux maux du salarié comme du chômeur hyperconnecté. Heureusement « il y a une app pour ça11 » aussi, comme le proclame le fameux slogan déposé par Apple, et même pléthore d'applications de méditation qui proposent des exercices et des tutoriaux, des tests d'anxiété et de contrôle des humeurs comme solution au stress causé par le « multitasking » et la fatigue générée par les interactions numériques. Plutôt que d'essayer de changer les conditions extérieures qui causent cette détresse, l'injonction est faite à l'individu de se changer lui, de modifier ses mauvaises habitudes, à coups d'électrochocs s'il le faut, comme le propose le bracelet connecté Pavlok. Des objets contrôlent ou observent nos émotions et les quantifient, les objets parlent entre eux et s'informent respectivement de nos pratiques, de nos usages via des plateformes numériques. La multiplication des « wearable » (montres, bracelets) portés à même le corps et mesurant nos données biométriques, et son lot d'applications ludiques de fitness ou de régime, permet désormais une forme d'auto-coaching promue par le mouvement « quantified self » qui vise à mieux se connaître pour mieux se changer (plutôt que de changer la société). Tout est mesuré, chiffré, du sommeil au nombre de pas, à la fréquence cardiaque. L'usager est devenu un terminal de production ininterrompue de données, « données » qui constituent en réalité des « prises12», comme le souligne justement Yves Citton, de la valeur captée, susceptible d'être commercialisée et exploitée. Certains assureurs s'appuient déjà sur les données transmises par le bracelet connecté FitBit pour surveiller l'hygiène de vie de leurs clients et fixer le prix des primes en fonction des données ainsi récoltées. Refusant son statut de « data-esclave », l'artiste Jennifer LynMorone13 a fait de sa propre personne une entreprise, enregistrée au Delaware, auto-exploitant l'intégralité des données qu'elle génère (biologiques, intellectuelles, comportement offline, online) pour en tirer profit, suggérant ironiquement que seule cette forme de « capitalisme extrême » permettrait de retrouver un peu de pouvoir sur ses propres données. Face à ces logiques d'extraction qui caractérisent le capitalisme contemporain et à l'entreprecariat, les artistes détournent, sabotent, déprogramment la routine algorithmique (comme l'œuvre Unfit-bits des artistes new-yorkais Surya Mattu and Tega Brain14) pour inventer des dissonances au cœur du Big Data et de la société prédictive.
Il semble loin, l'enthousiasme qui accompagnait les débuts d'internet, le « Web des amateurs », la « société de pairs » qui glorifiait la culture participative en ligne, la générosité, le don, progressivement récupérés par les plateformes et marchandisés par les entreprises du Web qui ont prospéré sur cette envie de contribution. La petite musique du piano mécanique WikikIRC (Labomédia) qui sonorise l'activité sur l'encyclopédie collaborative Wikipedia témoigne de cette effervescence originelle des « Commons ». On écoute littéralement l'intelligence collective à l'œuvre. Une poche d'harmonie fragile, dans un Web grignoté par les plateformes monopolistiques où les « foules intelligentes » se sont vues transformer petit à petit en « ressources » mondialisées auxquelles sous-traiter des tâches routinières et répétitives. « Humans-as-aservice », selon l'expression de Jeff Bezos, le créateur de la plateforme de « crowdsourcing » d'Amazon. Le Mechanical Turk permet aux entreprises d'accéder à une masse de travailleurs en ligne contre une faible rémunération et sans que ne leur soit accordée aucune protection sociale15. Toute personne inscrite sur ce service peut y réaliser des micro tâches simples, non spécialisées, que les ordinateurs ne sont pas (encore) capables de remplir. Comme supprimer les contenus nauséabonds sur la toile, un travail pénible exécuté par des modérateurs anonymes dont le quotidien est fait de précarité, de solitude et de souffrance psychologique (voir Dark Content, Eva & Franco Mattes16). Des foules de travailleurs flexibles, turkers, crowdworkers, goldfarmers, comme on appelle ce prolétariat algorithmique, aident aujourd'hui les machines à devenir plus intelligentes (à améliorer les outils de traduction, la reconnaissance d'image, etc.) Ce n'est pas tant la perspective du remplacement de l'humain par des machines qu'une nouvelle forme de division du travail entre humains et machinerie digitale qui est en train d'émerger, selon Hamid Ekbia et Bonnie Nardi. Les chercheurs proposent le terme d'heteromation17 (hétéromation, en français) pour décrire cet assemblage hybride de programmes automatisés qui font travailler les usagers humains, contre peu ou pas de compensation. Tout semble mis en œuvre pour faire disparaître ces « travailleurs précaires du nuage », microtâcherons off-shore sur lesquels repose l'économie dite virtuelle, tirant profit des inégalités de revenus entre le Nord et le Sud. Travail à la demande, fragmenté, sans lieu ni fin, le digital labor dissimule dans ses plateformes hypersophistiquées des pratiques primitives, voire esclavagistes du travail, et préfigure un monde du travail où tous les travailleurs seront auto entrepreneurs d'eux-mêmes, où il ne sera plus besoin de licencier : il suffira de les désactiver.