Le seul endroit où j’ai accepté d’être designeuse, c’était à l’école. Après cinq années d’études en design et une première expérience professionnelle, j’ai réalisé que le métier pour lequel j’avais été formée manquait de sens à mes yeux, en particulier en raison de ses implications économiques, écologiques et sociales. J’ai donc choisi de prolonger mon parcours en entreprenant une réflexion approfondie sur cette profession que je ne souhaitais plus exercer. En parallèle, et pour des raisons financières, j’ai dû accepter des emplois alimentaires, que j’ai finalement intégrés à ma recherche. Chacune de ces expériences professionnelles m’a permis d’explorer différentes thématiques liées à l’économie et à la place d’un·e designer·euse en dehors de sa pratique professionnelle traditionnelle.
Si l’on observe l’histoire du design, on voit bien que sa fonction n’a pas énormément changé. La question s’est davantage portée sur celles·ceux qui l’exerçaient, les designer·euse·s : qui sont-iels? Quelles compétences? Le profil type n’a jamais été fixé, il a été tour à tour artiste/artisan·e avec Arts & Craft, artiste/artisan·e/technicien·ne/ingénieur·e pour le Bauhaus, puis un·e scientifique/ technicien·ne/ingénieur·e dans la pensée de Tomás Maldonado, empruntée à la pensée constructiviste russe.
Définir le métier de designer·euse relève donc de la gageure tant son champ d’application est vaste et les compétences demandées aussi. C’est pourquoi il est légitime de considérer que l’on pourrait faire du design dans n’importe quel domaine et activité humaine, ce qui fait du·de la designer·euse une figure plurielle. L’histoire occidentale du design que l’on apprend à l’école nous dit que celui-ci apparaît durant la seconde moitiée du XIXe siècle au moment de la révolution industrielle. On pourrait considérer les origines du design, au sens de concevoir et produire de l’innovation en réponse aux besoins d’un quotidien, au Paléolithique avec la conception d’armes de chasse et d’outils. Cependant, grâce à un consensus théorique, les chercheur·euse·s ont convenu que le design, tel qu’on l’entend aujourd’hui, défini par une rationalisation d’une production à bas coût, prend sa naissance avec la révolution industrielle. Cette transformation de nos moyens de production a fait basculer, de manière plus ou moins rapide selon les pays et les régions, une société majoritairement agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle. La révolution industrielle et la dépendance économique qui en découle n’ont pas surgi du jour au lendemain; certain.e.s économistes situent même les prémices de cette révolution dès le Moyen-Âge. La période qui m’intéresse, et qu’évoque Franklin Mendels en 1972, est celle de la proto-industrialisation. Elle représentait une forme d’activité mixte menée par les paysan·ne·s européen·ne·s au XVIIIe siècle (essentiellement présente dans les domaines du textile et de l’horlogerie), combinant travail agricole et production industrielle à domicile. Mendels divise ce concept en trois catégories :
C’est cette évolution des systèmes de production qui a entraîné une précarité économique, ainsi qu’une perte de savoir-faire. Aujourd’hui, le métier de designer·euse sous sa forme de freelance pourrait s’apparenter au Verlagssystem : un fonctionnement régi par la commande dans lequel le·la designer·euse est dépendant·e d’un·e commanditaire et des lois du marché. Étant la plupart du temps payé·e à la tâche, le·la designer·euse est souvent confronté·e à une accumulation de missions décousues qui, mises bout à bout, produisent un salaire souvent insuffisant pour vivre. Le·la designer·euse est donc contraint·e, suivant les missions qu’iel trouve, de prendre un emploi alimentaire en parallèle. C’est ce que l’on appelle la pluriactivité. Comme le·la paysan·ne qui ne peut plus cultiver sa terre en hiver, le·la designer·euse en peine de mission doit trouver des tâches lucratives pouvant compléter ses revenus. C’est en acceptant cette pluriactivité que j’ai petit à petit pu détacher ma pratique du design du métier de designer·euse. Ce choix a libéré ma pratique de toute pression économique et m’a permis de me concentrer davantage sur la façon d’envisager autrement ma pratique. Le choix de narrer ma recherche sous la forme d’une succession d’activités professionnelles est une posture de chercheur·euse qui s’inscrit dans une perspective plus large de recherche ouverte, parfois empirique, faite d’allers-retours, de questionnements. Une recherche n’est pas seulement le travail d’analyse d’un sujet, mais également un travail du·de la chercheur·euse sur elle·lui-même. Ce travail d’écriture sert donc à comprendre la démarche d’un·e designeuse en quête d’émancipation d’une profession obsolète à ses yeux.
Lola Hen-Pelinq est designeuse et chercheuse au sein du post-master de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne et intégrée au laboratoire de recherche Spacetelling.
Sophie Cras, chercheuse en économie, enseignante
Simon Geneste, designer
Mathilde Sauzet, curatrice, artiste, auteure, enseignante
Dans le cadre du jury de soutenance du DSRD coordonnée par :
Perotto Émilie, artiste, docteure, enseignante-chercheure de l’équipe de recherche Spacetelling à l’Esadse, responsable de recherche de Lola Hen-Pelinq
Oroza Ernesto, designer-chercheur, co-responsable de l’équipe de recherche Spacetelling à l’Esadse, responsable de recherche de Lola Hen-Pelinq
Renseignements
cycle3.postmaster@esadse.fr
Tél. : 06 99 13 77 60