La fin des années 1950 et les années 1960 voient advenir des changements sociaux d’envergure : la période de restriction d’après guerre laisse place à un développement rapide des économies occidentales, et à une hausse sans précédent de la consommation. Au-delà de ce constat concret, c’est le système entier qui bascule d’une économie du besoin à une économie du désir, ainsi que l’exprime Terence Conran :
« There was a strange moment in the mid-60’s when people stopped needing, and need changed to want. Designers became more important in producing “want” products rather than “need” products. »*
En réponse à ces évolutions se constituent des stratégies consuméristes : par la publicité, le marketing et tous autres plans de séduction, par l’organisation également de l’obsolescence rapide des objets, programmée par les effets de mode ou l’innovation technologique. Le design prend alors part dans ces nouvelles logiques marchandes : ciblant une population jeune et nombreuse, il reprend avec efficacité les codes de la culture populaire, qui s’impose d’ailleurs également dans les arts (les catalogues Prisunic sont pleins de références au pop art), et évolue vers plus de couleurs et d’expressivité. Dans le domaine du mobilier, le durable est laissé de côté au profit d’une meilleure adaptation aux nouveaux modes de vie et nouvelles envies : plus décontracté, modulable, empilable, le mobilier répond mieux aux attentes de la nouvelle génération.
En France, Prisunic participe de cette aventure du design populaire, tout en la couplant au défi de la création et de l’innovation, qui doivent selon l’entreprise relever le niveau du design appliqué aux produits de grande consommation. L’enseigne fait ainsi appel, pour sa ligne de mobilier, à de jeunes designers prometteurs qui marqueront l’histoire du design : Gae Aulenti, Marc Berthier, Marc Held, Danielle Quarante, Olivier Mourgue y participent, comme Terence Conran, qui, de l’autre côté de la Manche, vient de lancer Habitat. Le catalogue Prisunic de mobilier contemporain, diffusé à partir de 1964, reste le témoin de cette utopie consumériste, alliant pensée commerciale et exigence de création.
*« Il y eut un moment étrange au milieu des années 1960, où les gens ont cessé d’avoir des besoins, et où le besoin est devenu désir. L’importance des designers s’accrut, dans la production de produits de désir, et non plus de produits de besoin. »
a. À la conquête de l’espace, 1967-1980
La même période est aussi marquée par un progrès technologique inédit et constant, dont l’irrésistible avancée semble, dans ces années de prospérité, ne devoir se heurter à aucune limite, pas même celles des frontières de la planète. En 1957, Spoutnik 2 et la chienne Laïka sont en orbite ; Youri Gagarine est, en 1961, le premier homme dans l’espace ; Neil Armstrong, en 1969, est le premier à marcher sur la Lune.
Sur terre, les développements technologiques génèrent des évolutions structurelles et esthétiques dans la production d’objets. La miniaturisation des composants électroniques ainsi que les expérimentations sur les potentialités et les modes d’utilisation des matières plastiques et synthétiques (fortement encouragées par une industrie pétrochimique à la recherche de débouchés) apportent de nouvelles possibilités formelles : on voit ainsi l’audace des courbes en résine de polyester moulé du fauteuil Albatros de Danielle Quarante, ou, dans un autre genre, la production de mobilier en plastique gonflable dont l’usage se répand rapidement. Mais c’est également l’imaginaire de la conquête spatiale et, plus largement, un certain futurisme retrouvé, qui influencent plus ou moins directement les designers. La radio Prinz Sound ou le téléviseur Discoverer sont ainsi de notables clins d’œil au satellite Spoutnik ou au casque de cosmonaute.
Les designers fantasment alors les formes d’un monde nouveau, se détachant de ses racines vers d’autres horizons. La nature (matières naturelles et traditionnelles telles que le bois) y est délaissée, dans une confiance enthousiaste dans les potentialités de la technologie et dans sa capacité à combler également besoins et désirs des hommes. Certains créateurs dépassent même la problématique de l’objet isolé pour aborder celle des unités à vivre, propres à répondre fonctionnellement à toutes les activités vitales, comme les cabines spatiales autonomes : le panneau mural Visiona 2, créé par Verner Panton comme part d’un environnement global présenté à Cologne en 1970, fait partie de ces projets.
b. Roger Tallon, 1965-1966
Roger Tallon est sans doute l’un des plus fameux designers industriels français. Pour lui, ces deux derniers qualificatifs résonnent singulièrement : designer, car il fut l’un des premiers à défendre le terme et la nécessité de la discipline en France, par sa pratique et par l’enseignement ; industriel, car la plus grande part de son travail se fait dans une pensée globale de la production industrielle intégrant pleinement le design, de son activité dans le bureau Technès à ses collaborations avec des sociétés comme la SNCF, pour le design du TGV notamment, qui reste l’un de ses morceaux de bravoure.
L’ensemble de mobilier Module 400 (escalier, table, chaises, fauteuil présentés ici, mais l’ensemble comportait également des fauteuils hauts, lampes, tabourets, portemanteaux), créé pour une discothèque, fait donc figure d’exception dans sa production, quoi qu’il soit resté une icône de l’histoire du design. Une esthétique high-tech domine dans les matières (fonte d’aluminium polie, verre, mousse taillée en pyramides) et dans les formes (entre une évocation de la machine et une évocation de la vitesse, qui sont un clin d’œil au nom même de la discothèque, Le Garage, choisi d’après la fonction originelle du lieu) ; elle participe de la fascination des années 1960 pour le progrès technologique, traduit en un certain futurisme formel dans un grand nombre d’objets de cette période.
Le téléviseur Portavia 111, conçu pour la société Téléavia, incarne lui aussi la vision de la modernité technologique dans les années 1960. Certes, la forme en est, en partie, dictée par les caractéristiques techniques (écran courbe, recouvert d’un filtre à ultraviolet augmentant le contraste, logement des composants dans des coques en ABS moulé adaptés), mais elle répond également à une certaine vision de cette technique : la surface brillante et entièrement lisse n’est pas sans rappeler l’esthétique streamline, tandis que le « cou » du téléviseur, donnant à l’ensemble une allure anthropomorphe, renvoie à l’univers spatial.