Entretien

Design et Désobéissance Technologique 

Les réflexions d’Ernesto Oroza et le récit de son expérience de vie à Cuba nous éclairent sur son approche politique du design

par Helene Fromen

Ventilateur soviétique « Orbita » réparé avec des composants téléphoniques et un disque vinyle LP comme pales. Producteur : anonyme. Photo © E. Oroza, 2007

Ernesto Oroza est designer, artiste et actuellement responsable du 3e cycle à l’Esadse. Il est le commissaire de À l’intérieur de la production, exposition et débats de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2022. Le designer articule son approche autour de la notion de Désobéissance Technologique et explore les (ré)inventions ingénieuses à travers, en particulier, l’exemple du ventilateur cubain. Ces textes sont extraits de l’entretien donné par Ernesto Oroza à Manuel Bello Marcano, Claire Thouvenot et Xavier Wrona pour le no 2 de la revue Après la révolution (ALR) paru en octobre 2021.

Une enfance cubaine

Je ne peux que parler de ma propre expérience de vie à Cuba pendant 39 ans. Je suis parti il y a 13 ans, mais je travaille toujours sur Cuba. Beaucoup de mes recherches et de mes travaux ont un lien avec mon pays. […] Quand j’avais 10 ans, mon père m’a envoyé dans une école à la campagne. Le projet de cette école était que les jeunes travaillent comme fermiers le matin et aillent en classe le reste de la journée. C’était une grande école avec près de 500 élèves, seule une quinzaine d’enseignants y restaient pendant la semaine. Et c’était une sorte de prison. Il y avait beaucoup de violence, de maltraitance. Des sévices de la part des professeurs envers les élèves, nous parlons ici d’enfants de 13 ans… C’était le bordel, une situation chaotique, alors un jour ils ont décidé de la fermer. Ce type d’école était une proposition de Che Guevara basée sur une idée de José Martí : « integración estudio-trabajo ». L’idée était que les étudiants devaient aller à la campagne pour apprendre à cultiver et à produire des aliments, et en même temps aller à l’école. L’idée était de mélanger les deux activités. C’était le concept de la nouvelle école, préconisé par le Che. Il y a beaucoup de chansons cubaines consacrées à cette « Nouvelle école ». Mais la nouvelle école a été complètement détruite, sans aucun résultat, sans enseignants, sans contrôle, sans contrôle sur les élèves, sur les enseignants… J’ai passé 6 ans de ma vie là-bas, à vivre comme un prisonnier. Je me suis échappé plusieurs fois, mais mon père me ramenait systématiquement là-bas. J’ai donc passé 6 ans à me battre… parce qu’il fallait survivre. J’ai donné des coups de poing, mais moi aussi j’en ai pris.
Les résultats scolaires de l’école étaient complètement faux. Comme vous le savez peut-être, il n’y a pas de concurrence dans le socialisme, il y a de « l’émulation ». Mais cette émulation était totalement fausse. À la fin, les enseignants produisaient de faux résultats scolaires, en donnant les réponses aux examens aux élèves pour qu’ils obtiennent tous des notes parfaites et pour que l’école continue à « gagner ». Mais l’idée, à l’origine, avait peut-être quelque chose de bon. Depuis, de nombreux aspects et intérêts de ma vie sont associés à la campagne cubaine. J’aime aller à la campagne, je me sens libre, proche de la nature, spontané, capable d’improviser des choses. C’est sûr que j’ai appris cela là-bas. J’ai aussi appris à y survivre. Par exemple, j’ai commencé à fumer à l’école. On n’avait pas d’allumettes, de briquets, alors on utilisait l’électricité pour faire du feu. Et dans les années 90, j’ai été poussé par la nécessité de faire le même genre de choses dans ma propre maison. Beaucoup de ces idées ont été utilisées dans les années 90. Le genre de choses que j’ai documentées dans la Désobéissance Technologique, les gens les ont apprises dans ce genre d’école.

ALR
Y a-t-il une conception particulière d’une « politique radicale » liée à vos recherches sur la Désobéissance Technologique ? Ou, pour le dire autrement, pensez-vous que les objets technologiques imposent certains modes de vie ? Et dans ce cas, quels sont les moyens de résister ou d’aller au-delà de telles impositions ?

Ernesto Oroza
À mon avis, la première approche politique pour comprendre ce phénomène cubain est de remonter à l’époque de Che Guevara : « Travailleur, construisez vos propres machines ». Au début de la révolution, tout a commencé par une organisation spontanée. Les travailleurs voulaient faire partie du processus de la révolution. Sans aucune recommandation du gouvernement, ils ont commencé à essayer de réparer les machines dans les usines en produisant des pièces de rechange. Les usines ont cessé leurs activités parce que leurs propriétaires et de nombreux·ses technicien·ne·s qualifiés avaient en fait quitté le pays pour aller aux États-Unis, à Porto Rico, en République dominicaine… Le retour des travailleurs dans les usines, pour les faire redémarrer, était inattendu. C’était totalement imprévu, mais c’était un phénomène général qui s’est produit dans tout le pays. Che Guevara a vu cela et a essayé d’organiser cette force. Il a lancé la première réunion nationale des pièces de rechange. Dans sa conversation avec les travailleurs, il a dit « Obrero construye tu maquinaria » : « Travailleurs, construisez vos propres machines ». Il n’y a pas beaucoup d’informations sur cette notion et le Che n’a pas laissé d’autres écrits ou réflexions à ce sujet. Nous n’avons que sa déclaration. Et la première partie de la déclaration est « travailleur, maintenant que tu sais comment réparer, comment produire des pièces de rechange… construis tes propres machines ». À mon avis, il ne demandait pas à ces gens de breveter une nouvelle machine pour eux-mêmes. Il ne demandait pas au·à la travailleur d’inventer une nouvelle machine et de bénéficier des bénéfices tirés de sa production ou de son brevet. Je pense qu’il voulait que les travailleurs inventent, créent, établissent une nouvelle machinerie en tant que société : de nouvelles relations sociales, un autre type de machinerie pour ce pays tout entier. J’aime à penser que dans cette déclaration, il demandait une nouvelle société plus que de nouvelles machines.

Je pense qu’il (Che Guevara) voulait que les travailleurs inventent, créent, établissent une nouvelle machinerie en tant que société : de nouvelles relations sociales, un autre type de machinerie pour ce pays tout entier. J’aime à penser que dans cette déclaration, il demandait une nouvelle société plus que de nouvelles machines.

Ernesto Oroza

Trois facteurs ont lancé ce phénomène de Désobéissance Technologique : premièrement, Cuba à l’époque avait beaucoup d’ingénieurs, des gens avec une formation technique et des compétences professionnelles. Les universités étaient gratuites, donc il y avait beaucoup de gens avec des connaissances scientifiques et techniques. Deuxièmement, tout le monde vivait dans les mêmes conditions. Seuls les gens au pouvoir vivaient avec un niveau de vie plus élevé, c’est-à-dire les militaires, Castro… Mais 99 % des Cubains partageaient les mêmes conditions d’existence et les mêmes problèmes. Il n’y avait pas de distinction de classe à ce sujet. Quelqu’un vivait un peu mieux, dans une grande maison au milieu du Vedado, quelqu’un d’autre un peu moins bien dans les Solares 4. Mais ils menaient le même genre de vie. Par exemple, tout le monde utilisait le même type de lampes au kérosène. Parce qu’il n’y avait pas d’électricité, pas de transports, pas de nourriture. Il y avait beaucoup de besoins qui étaient les mêmes pour tout le monde, que l’on vive dans une belle maison ou dans un Solar. Tout le monde avait les mêmes problèmes : qu’est-ce qu’il y a à manger pour les enfants ? Quand l’électricité sera-t-elle coupée ? Et le troisième facteur était que tout le monde à l’époque avait le même genre d’objets dans sa maison. Parce que pendant plus de vingt ans, nous avons eu les mêmes relations économiques avec l’Union soviétique et les pays socialistes. Tout le monde avait le même type de bouteilles, de chaises, il n’y avait que deux types de téléviseurs, un type de ventilateur, deux tailles de réfrigérateurs russes, la même machine à laver, etc. Ces trois facteurs étaient à la base de toute cette production parce que lorsque tout le monde est impliqué dans la production, vous avez des médecins qui font des lampes.

C’est la différence entre Cuba et le Brésil ou le Mexique : dans ces pays, il y avait beaucoup de quartiers qui vivaient dans les mêmes conditions qu’à Cuba dans les années 90, mais il n’y avait pas de médecins qui coupaient une bouteille en deux pour faire une lampe au kérosène… Ils n’avaient pas ce mélange collectif de disciplines appliquées pour trouver des solutions pour la vie de tous les jours.
Par ailleurs, lorsque quelqu’un apprend à utiliser un objet, par exemple en découpant une bouteille pour en faire une lampe, tout le monde peut faire cette même lampe puisque la même bouteille se trouve dans chaque maison. Tout le monde peut utiliser la même solution. C’est pourquoi tout le monde avait une lampe faite à partir d’une bouteille de jus de pomme, une grosse bouteille venant de Russie. 

C’était une conséquence du système du Comecon 5 : chaque pays faisant partie du Comecon avait le même type de bouteille ou d’emballage pour différents produits. Nous recevions de la vodka dans une bouteille et dans la même bouteille nous exportions du rhum vers la Russie. Les mêmes usines étaient partout, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie, en Allemagne de l’Est… C’est aussi pour ça que tout le monde accumulait des choses : ma maison était pleine de bouteilles vides, je me souviens que ma mère les gardait, les gens pensaient à chaque fois : « J’en aurai peut-être besoin ». Les gens ont appris à utiliser ces choses parce qu’elles étaient standard, grâce au processus de standardisation. Dans cette équation, j’aime à dire que la normalisation a agi comme un carburant, permettant la propagation d’une solution. Si vous trouviez une solution avec une bouteille, votre voisin pouvait alors faire la même chose et une autre et ainsi de suite…

Quand j’ai commencé à écrire sur la Désobéissance Technologique, personne ne pensait à la politique concernant ces pratiques. Le terme de Désobéissance Technologique est lié à l’esprit révolutionnaire des années 60 : « construisez votre propre machine », « construisez une nouvelle société », etc. Mais dans les années 90, les gens cherchaient surtout à trouver des moyens de survivre. Je n’aime pas dire ça, mais c’est la réalité. J’ai fait beaucoup d’entretiens avec des gens qui ont produit de tels objets. Les Cubains ne veulent pas en parler parce qu’ils ne veulent pas montrer la pauvreté. Mais quand vous leur parlez de ces activités en termes d’invention, alors ils sont fiers. Il y a un ensemble complexe de relations à travers ces productions.
Il m’est souvent arrivé d’être devant la maison de quelqu’un, essayant de prendre une photo parce que la personne avait trouvé une solution intéressante, puis la personne m’ouvrait soudainement la porte et me demandait : « Qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi vous prenez des photos de ma maison ? ». Alors je leur parlais de mon livre, de mes recherches, de la créativité et de l’invention, en leur expliquant pourquoi je m’intéresse à la compréhension des besoins. Alors il me disait : « OK, entrez, je vais vous montrer quelque chose ». Ça arrivait à chaque fois… J’ai dû apprendre à parler aux gens et à les comprendre pour pouvoir entrer dans leurs maisons, pour avoir une conversation sur la créativité, les inventions ingénieuses, la réinvention.
Mais l’approche politique est apparue lorsque j’ai décidé de pousser la conversation plus loin. Parce que le gouvernement ne veut pas parler des besoins. Ils ont traité cette production en l’encadrant comme un problème de « goût ». « C’est de mauvais goût », les architectes, les designers, tout le monde disait que c’était « kitsch ». Quand ils essayaient d’être théoriques, ils le décrivaient comme du « design pauvre ». J’ai donc essayé de construire quelque chose pour parler avec eux. J’ai essayé de pousser le débat et de reformuler la conversation en faisant entrer l’histoire du design dans la conversation. J’ai essayé de changer le regard sur toute cette production en l’extrayant de la situation spécifique de Cuba au milieu des années 90 et en essayant de la mettre dans son contexte global.

Ventilateur cubain © Ernesto Oroza

À un moment donné, j’ai compris que tous les objets que j’utilisais étaient des objets capitalistes. Le gouvernement a même décidé de remplacer toutes les inventions cubaines des années 90 par des objets capitalistes importés de Chine. Il existe une vidéo sur YouTube où Fidel Castro, dans ses dernières années à la tête du régime, critique le ventilateur cubain fabriqué à partir d’une machine à laver russe. Dans la vidéo, on peut voir beaucoup de ventilateurs cubains, fabriqués avec le moteur Aurika. Castro rigole dans la vidéo. On peut le voir dire « ces gens sont fous », puis il enlève tout et présente un ventilateur chinois. Il a imposé ce ventilateur à la population par le crédit. Les gens avaient un permis de payer à crédit pour un ventilateur qui serait probablement mort deux semaines plus tard, parce que ces ventilateurs n’étaient pas assez puissants pour durer à Cuba. Nous avons des températures chaudes dans l’île, comme ici maintenant pendant la canicule en France, mais toute l’année… Un ventilateur doit fonctionner en permanence, 24 heures sur 24. Seul le ventilateur avec le moteur de la machine à laver russe pouvait supporter ça. Les gens les appelaient les ventiladoreitor… C’est comme un monstre qui se déplace lentement dans la maison, à cause des vibrations du moteur, comme s’il cherchait des victimes à mutiler ou à tuer (rires).

Toute cette idée de Désobéissance Technologique ne concernait pas seulement la réaction face à la situation cubaine. Il s’agissait d’une question plus large contre l’objet fermé. C’était une sorte de réaction qui m’a amené à plusieurs idées : d’abord comprendre que tout à Cuba, chaque artefact était soudainement constamment ouvert. Les radios étaient ouvertes, les télévisions étaient ouvertes… Chaque objet devait être constamment réparé, alors il devenait stupide de les refermer. Les gens ont décidé de garder la télévision sans son capot arrière. Toutes les tables étaient remplies de câbles, les gens rangeaient des pièces partout. C’est devenu comme un contexte naturel : tout était ouvert. Et je pensais à comment tous ces objets, lorsqu’ils sont ouverts, disparaissent comme marchandise. Alors que lorsque vous les réutilisez et les réparez, vous allez à chaque fois à l’encontre de cette idée de marchandise.

L’idée de la Désobéissance Technologique était de comprendre que toute cette technologie qui est utilisée pour produire du bien-être, est pleine d’idéologie, une idéologie de marchandisation, de consommation, une idéologie qui enlève aux gens la possibilité d’interagir avec les objets, de se connecter avec eux et de les réinventer.

Ernesto Oroza

ALR : Comment le fait de savoir traiter des objets quotidiens et techniques, non plus sous la forme d’une marchandise fermée, mais comme une simple stase ou une étape dans un processus de transformation plus large et plus long, change-t-il les relations entre les gens et leur environnement ?

Ernesto Oroza
[…] C’est parti des gens et aujourd’hui il y a une grande tradition de « réparation » à Cuba. Il y a une grande production et un grand marché noir de pièces détachées. Mon dernier projet porte sur ce sujet : comment produire des pièces de rechange pour des objets capitalistes fabriqués en Chine, en Espagne, en Corée… Aujourd’hui, beaucoup d’idées de standardisation ne viennent pas des designers mais des gens. Les individus ont commencé à tester comment, avec une seule pièce, il serait possible de réparer plusieurs objets en même temps, différents mixeurs par exemple. Parfois, on peut maintenant voir ce genre de « pièces », mais c’est plutôt sur le « marché noir ».
La réparation en tant que pratique est devenue une institution et le gouvernement a joué un rôle important dans ce processus. Il y a beaucoup de petits endroits dans la ville où vous pouvez apporter vos objets afin de les donner à quelqu’un pour les réparer, et c’est l’État qui paie pour ça. Mais les intellectuel·le·s qui travaillent pour le gouvernement n’aiment pas parler de cela, en termes formels, ils veulent faire du « design ULM ».1 C’est le rêve de l’école de design et il est totalement déconnecté de la réalité.

ALR
Mais c’est peut-être le but. Si les gens se rendent compte qu’ils peuvent réparer ce genre d’objets, ils peuvent peut-être commencer à penser qu’ils peuvent réparer la réforme agraire ou tout autre grand problème à l’échelle du pays, non ?

Ernesto Oroza
[…] Vous savez, à Cuba, les « voitures 60 % » sont le résultat d’un processus de tuning particulier. Ce n’est pas comme ici, ou comme à Miami. À Miami, il y a beaucoup de voitures qui sont transformées par les gens parce qu’ils veulent montrer ce genre d’« imagination », et de monde fantastique. Je pense personnellement que lorsque vous produisez ce genre d’objet, c’est parce que vous imaginez une sorte de nouveau monde. Mais quand un Cubain produit une nouvelle voiture, en utilisant la réglementation des 60 %, il essaie de trouver une faille dans la loi, de produire quelque chose de nouveau.2 Mais ils préféreraient avoir une nouvelle voiture. Ils veulent une nouvelle voiture. Par exemple, j’ai un ventilateur, qui fait partie de mes archives, et il a été très facile de l’obtenir. Je me souviens avoir frappé à la porte de cet homme et lui avoir demandé : « Voulez-vous un nouveau ventilateur ? » Il a répondu oui, je lui en ai donné un nouveau et j’ai pris celui qu’il avait fait. Et juste au moment où je sortais, quelqu’un m’a dit : « Hé ! J’en ai un autre ! » Les gens voulaient juste des nouveaux objets… Le ventilateur était une sorte de cadeau pour moi, et il était facile à obtenir, parce qu’ils en voulaient juste un neuf.

ALR
Pensez-vous que la relation des habitants à leur environnement, leur relation « écologique », participe à l’organisation sociale du peuple cubain, à l’organisation de l’État et de ses institutions ? Leur capacité d’invention est-elle intégrée dans l’intérêt de l’État ? Est-elle reconnue comme une force politique et écologique productive ?

Ernesto Oroza
Non. Nous pouvons tirer des enseignements de cette production. Cette approche de « réutilisation », de « réparation »… mais dire que de telles pratiques aident l’écologie de Cuba n’est pas vrai. C’est le contraire. Parce que ces expérimentations et pratiques se font sans aucune attention et aide de la part du gouvernement. Il n’y a aucune information transmise à la population sur la dangerosité des matériaux par exemple. Dans la vidéo que Fidel Castro a donné à propos du ventilateur cubain que j’ai mentionné plus tôt, il parle finalement de ces inventions faites par le peuple. Lorsqu’il arrive à la dernière, il dit quelque chose de vraiment étrange. Il dit : « C’est l’embryon du capitalisme ». Je crois que c’est le même argument que Engels a exposé dans son livre sur la famille. La famille est la molécule à deux atomes de la propriété privée et du capitalisme. Les familles utilisaient leur maison comme un lieu de production et de vente d’objets, ce qui constitue le début du capitalisme. Mais… à mon avis, parce qu’ils ont ouvert tous les objets et partagé toutes les inventions, ils ont aussi relancé le collectivisme. C’est arrivé au même moment, et par la même action. Fidel a fait cette remarque à cause du processus de consommation énergétique contenu dans ce mode de production, mais aussi à cause de la nature « anarchique » du processus de production, de l’absence d’organisation et de contrôle. La façon dont les gens ont commencé à produire des objets à cette époque était le début d’une façon de produire qui n’existait pas auparavant. C’est le début d’une autre façon de partager l’information, de travailler ensemble, de ne pas dire que ce c’est « mon » invention. Au même moment, au même endroit, dans la même maison.

ALR
Il s’agit donc d’un phénomène contradictoire.

Ernesto Oroza

Totalement, mais nous devons parler des deux. Quand les gens ont commencé à vendre des choses, ils ne faisaient pas attention à l’environnement. Ils essayaient de gagner de l’argent. Et en essayant d’améliorer leur vie, ils ont « accumulé », ils ont fait des bénéfices, on peut dire que certains d’entre eux ont relancé le capitalisme d’une manière ou d’une autre. Mais ce processus avait quelque chose de bon. L’idée que les gens soient attentif·ve·s à leurs besoins, qu’ils essaient de trouver eux-mêmes des solutions. C’est une situation complexe. Nous ne pouvons pas l’idéaliser parce que les deux choses étaient actives en même temps.

L’exemple de l’architecture à Cuba sous Fidel Casto

Lorsque j’ai terminé l’école de design, ils m’ont envoyé travailler pour une entreprise du gouvernement, dans le domaine de l’hôtellerie. C’est dans les années 90 que Castro a décidé d’ouvrir le pays au tourisme, en essayant de faire face à la crise économique qui s’est produite après la chute du mur de Berlin. En 1993-94, il y a eu cette idée du gouvernement : « nous devons permettre aux gens de parler ». Ils l’ont nommée l’année de la « rectification ». En gros, ils ont invité les gens à dire ce qu’ils avaient à dire. Il y a eu beaucoup de réunions dans tout le pays. J’étais à une réunion dans un théâtre du centre de La Habana, à Vedado. Il y avait plusieurs architectes, et l’un d’eux, parlant des problèmes qu’ils rencontraient, a dit quelque chose d’intéressant : il a dit que Salinas ne voulait pas utiliser le mot « architecte » à cause de l’idée bourgeoise de l’architecte. Mais Fidel Castro a simplement supprimé l’architecte, il a supprimé cet interlocuteur, cette figure intellectuelle… Cet homme disait que Salinas proposait d’avoir une approche différente de cette pratique, mais Castro a supprimé la pratique, il n’a pas supprimé le mot « architecte » mais il a supprimé l’architecte. Toute sa vie, il a encouragé le travail du·de la constructeur·rice. Je crois que Salinas n’était pas opposé à l’idée de mettre en valeur la figure du·de la constructeur·rice. Quand un nouvel hôtel était construit, par exemple, il y avait un architecte mais Fidel s’en foutait, il donnait les médailles au·à la constructeur·rice. En 1994, lorsque les gens sont sortis dans la rue pendant le célèbre Maleconazo 3 contre le gouvernement, ce qui a été le début du grand exode, Castro a envoyé les constructeur·rice·s dans les rues avec des bâtons de fer, des cabillas, des barres d’armature et des casques, pour contrôler la manifestation et arrêter les manifestations spontanées. Castro supprime l’architecte et place le·la constructeur·rice comme personnage principal, mais c’était aussi pour se servir de luicomme force de répression. Ce n’était pas l’idée de Salinas. Salinas, un grand intellectuel et architecte, travaillait avant la révolution, et a réalisé les premiers projets de logements sociaux à Cuba après la révolution, pour les dockers de La Havane.
Chaque fois que des intellectuel·le·s fournissaient de bonnes idées au gouvernement, le gouvernement réorganisait ces idées de manière à ce qu’elles puissent lui rapporter du profit ou un bénéfice politique.

1L’école de design d’Ulm (Hochschule für Gestaltung) était une école de design qui a existé en Allemagne entre 1953 et 1968 et qui s’est donnée pour mission de reconstruire une culture matérielle en accord avec les besoins de la société d’après-guerre. (Note d’ALR)
2Il y a quelques années, le gouvernement cubain a adopté un règlement qui permet la circulation de voitures reconstruites ayant subi un grave accident, une forte corrosion ou un mauvais entretien. Dans le passé, lorsqu’un véhicule cessait d’être utilisé, il était impossible de les remettre en circulation légalement pour les raisons mentionnées précédemment. La loi actuelle permet désormais de réimmatriculer les voitures si elles conservent jusqu’à 60 % de leurs caractéristiques d’origine. Je suis intéressé par les possibilités spéculatives des 40 % restants et par l’implication que ce nouvel amendement aura dans le droit général de la circulation : une aérodynamique du langage juridique. (Note de Ernesto Oroza)
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