Le carré blanc sur fond blanc du design n'aura pas lieu tout de suite. Il va falloir décadrer auparavant. Le processus s'opèrera, mais il nous faudra peut-être plusieurs générations pour découvrir le chemin.
Comprenez bien que le carré blanc de Malevitch n'est pas la panacée de l'Art, il a été et restera cette possibilité existentielle du regard, de l'homme et de la femme, de toute la société sur les agencements du monde. Juste ça. Rien moins que ça.
Une pièce ou une œuvre radicale comme le carré blanc retire un trop plein, s'inscrit en moins, en être autrement avec moins. Pas un Less is more, mais un simple Less is less. Pas fondamentalement nouveau, pas inconnu, juste une possibilité existentielle qui élargit notre espace vital, artificiellement, avec moins, c'est-à-dire en répondant à cette hypothèse moderne qu'une création artistique est une expérience artificielle transformée en mode de vie. Et en annonçant à la fois l'espace vaquant du moins de matériel, du moins-déjà-là, d'un ralentissement, d'une décroissance.
> Carré blanc sur fond blanc (Malevitch, 1915) : le blanc est déjà là, c'est la toile ou le tube de blanc1, c'est l'invention du 0 et du 1 dans la peinture. Rien de nouveau, tout est là, au moins, en moins.
> 4′33" (John Cage, 1952) : tout comme d'ailleurs le son remplace la musique au vingtième siècle, Cage pose alors la possibilité du bruit, du silence, des gestes. C'est-à-dire que Cage, Malevitch ou Duchamp disent qu'on peut ne rien faire contre la modernité industrielle ou tout simplement, ne pas faire - à la Bartleby, « je préfère ne pas » - et il advient alors une possibilité de vivre un monde particulier. Le bruit c'est notre activité vivante, tant qu'on vit, tant qu'on ressent. Rien de plus, que du moins.
> Ready Made (Marcel Duchamp, 1913) : la roue de bicyclette, l'objet pissotière, le porte-bouteille ou la reproduction de la Joconde, c'est déjà fait, c'est déjà vu, c'est déjà dit : le déjà-là, ad minima.
> Happening (Allan Kaprow, 1958) : oublier la permanence des artefacts, vivre l'expérience de l'espace, du temps, des formes ; passer du statut de spectateur à celui d'acteur, appartenir à une histoire, participer. Vivre2. Simple et manifeste, et déjà là.
Les difficultés du corps social face à ces ruptures conceptuelles ne sont pas sans rappeler l'impossibilité à changer de paradigme aujourd'hui face à la catastrophe climatique et à l'échec du capitalisme.
En étudiant la structure de ces révolutions coperniciennes de l'art, nous pourrions observer à travers leurs difficultés à être diffusées, les gymnastiques cérébrales et cognitives que nous devrions mettre en place pour les accepter : des modèles pour penser cette période de rupture que nous allons devoir affronter. Elles restent longues à interpréter, portent à confusion, mal instruites elles sont singées, pastichées, longtemps : la société a du mal à en faire plus qu'une possibilité expérimentale, un espace de vie affirmé, ce qui d'ailleurs explique en partie ces périodes longues de conformismes dans lesquelles nous baignons, repoussant toujours à demain l'examen de ces propositions. C'est à ce constat que l'on peut comprendre Walter Benjamin disant que « la cote de l'expérience a sérieusement baissé » à partir de la Première Guerre mondiale, ou Allan Kaprow regrettant dans ses lettres à Pierre Restany3 la relation biaisée du spectateur au happening. Cela sous forme d'un double bind : blocage des mécaniques d'intégration du côté de la société vis-à-vis des propositions d'avant-garde ; d'autre part, ralentissement propre aux avant-gardes, car celles-ci sont figées dans une structuration des milieux (par exemple les notions de métiers, artistes, musiciens, plasticiens, etc.) qui ralentissent. Ainsi, de la résistance de l'air et des matériaux, une loi naturelle qui fait que ce qu'on considère comme intrusif - un carré blanc est une balle tirée - reçoit une opposition proportionnelle, voire supérieure, qui la repousse nettement. Les avant-gardes sont à l'intérieur même de dispositifs qui se referment sur leur travail ne leur laissant aucune possibilité de vie - si ce n'est auprès de leurs quelques sociétés d'artistes (encore ces milieux !) qui vont à leur tour diffuser ces propositions -, mais une fois absorbée, l'utilitarisme de l'œuvre est bien là, au musée ou chez le collectionneur. Par contre, faire de ces quatre avant-gardes précitées des pratiques, le chemin est long et semé d'embuches. D'ailleurs la première embuche sera de perdre du temps à faire un procès d'intention sur l'utilitarisme de l'art, occupant beaucoup de place dans les débats a contrario d'un regard porté sur les modes de vie produits par ces œuvres.
Car au fond, ce que la société moderne supporte mal dans la pièce radicale, c'est le retrait. Autant tolère-t-elle la contre-allée, le chemin de traverse, ce qu'elle conçoit difficilement, c'est cette économie mise à nue et minimisée, cet amoindrissement. La matière d'abord retirée conteste la suprématie du plein, du mélodique, de l'harmonie. Elle conteste ce vers quoi tend l'accumulation de création : le progrès d'une œuvre à l'autre. En fait, ces pièces radicales décélèrent, désinforment. Elles ne sont pas pour autant « minimalistes », appellation qu'elles porteraient comme un nez rouge au milieu de la figure : elles sont faites de moins, mais en mouvement, comme décroître ce qui avait trop crû.
Notez bien qu'elles sont toutes décroissantes, de l'économie au signifiant, elles sont en deçà de la proposition normative du moment où elles s'expriment, car 1) elles sont primitives et racinaires, plus proches de l'origine imaginaire de l'art, de la proposition singulière native; 2) elles provoquent par leur existence un ralentissement qui va consister à démonter et/ou démontrer leur validité ou leur insuffisance pendant 50 ou 100 ans. Ce ralentissement est une caractéristique de la démonstration technologique moderne : on va ainsi construire tout un appareillage technique pour vérifier en profondeur ces hypothèses et la cascade d'incertitudes qu'elles vont produire. Ce ralentissement généralisé est tellement ancré en nous à travers nos technologies de pointes que c'est une des raisons de l'existence actuelle du design, comme mise en forme des usages nichés au cœur de l'objet, mais aussi des systèmes : du selfie au world-brain.
Le design en tant qu'indéfinition joue son rôle de projet de société, ou plutôt il incarne le projet de société par ses formes et ses dispositifs. Alors, évidemment, quand le projet est de sauver le capital, eh bien le design s'expose au Salon du meuble de Milan, dans ses pires expressions, ou produit de l'interface servile à tour de bras, sans qu'on lui demande. Toutefois, un design alternatif, dont Saint-Étienne fut pour la France le berceau4, propose d'agir en tant que projet dans la construction collective des modes de vie. Il investit l'espace public, suivant de peu le spectacle vivant, il s'installe dans les dents creuses de l'autoritarisme urbain, intervient aussi en surcouche. Mais ce design n'a pas encore le tranchant des manifestes les plus radicaux, car il prépare le terrain à de nouvelles existences, sans tabula rasa. Il décadre et opère un glissement.
D'ailleurs, les radicalités se sont maintes fois exprimées sous forme de glissement. Prenons le cas du Bauhaus interrogeant l'apparition de l'objet : ce fut un design dédié à l'objet compris comme artefact interrogeant le monde, politiquement, à travers ses méthodologies de conception et de réalisation : était-ce un dispositif technique qui devenait objet - ils cintraient du tube linéaire pour aboutir à la chaise en tube constituée - ? Ou bien une rationalisation des intuitions du dessin libre5 qui devenait alors, juste retour des choses, assemblages de ressort et de diagrammes pour faire objet6 ? Le Bauhaus matérialisa la pratique du design en décadrant : la possibilité d'industrialiser l'art pour une expérience totale : vivre à l'intérieur d'une peinture mécaniste et une architecture machinique, bref, faire une expérience jusqu'au-boutiste de la vie industrielle. Mais, à ce stade, à cette période du Bauhaus, l'objet est le sujet de l'expérience, il est le medium qui matérialise l'idée de cet avènement technique enveloppant : il est de toutes les attentions.
Plus tard, Archizoom procèdera autrement - en une arborescence nécessaire et enrichie des interrogations existentielles provenant entre autres des domaines du cinéma et du théâtre : l'affaire était sociale et ce furent les agencements matériels et culturels - non plus l'objet seul - comme si après le Bauhaus l'ethnographie revenait en force - qui répondaient au besoin de faire l'expérience collectivement. Donc, graduellement peut-on dire, ou au fur et à mesure que la société s'éprit de nouveaux agencements, le Bauhaus interrogea l'objet, puis Archizoom interrogea l'espace - social - de l'objet.
Faire un point sur la recherche en design consiste à poser la question des autonomies : est-ce que le design a pour objectif absolu d'autonomiser l'individu dans le macro-système social et technique ? La thèse libérale est claire à ce sujet : oui, car, en simplifiant, ce serait un devoir pour permettre aux laboratoires de conception de multiplier les cas d'usages atypiques du monde et les diffuser lorsque le modèle est bon. L'option négative nous ramènerait par contre au groupe, au social et à sa simplification des schèmes. Le dilemme que nous ne résoudrons pas ici, mais qui se pose à la recherche en design, consiste à trouver la voie entre ces deux options, dans une posture tout ce qu'il y a de plus politique.
Observés depuis le pôle recherche de la Cité du design, deux tendances nous permettent d'agrandir notre préparation au carré blanc du design. D'une part, observons ce ralentissement et, d'autre part, engageons ces décadrages de la pratique.
Plus une société devient complexe, moins sont fonctionnement est intuitif. Les savoirs à maitriser deviennent trop nombreux et la possibilité d'une écologie des modes de vie, à savoir la compréhension et la maîtrise des actes par les individus7, devient inaccessible. Un ralentissement s'impose.
La recherche en design permet cela tant elle est plus lente et descriptive. La recherche comme un ralentissement du temps et des méthodes, s'attardant à l'identification des choix concernant les autonomies, évaluant les désirs, les émancipations souhaités. Bref ce ralentissement dont nous parlions plus haut, consciemment acquis à la description de nos processus matériels. Ainsi va-t-il de deux systèmes techniques contemporains : le world brain et le selfie. Le film World Brain8 (réalisé par S. Degoutin & G. Wagon) assemble une réflexion disparate sur la question de l'hyperconnexion du monde et suit la métaphore proposée par Cassou-Noguez9 d'un cerveau mondial visible des étoiles dont les synapses ne sont que les câbles et les réseaux qui maillent la planète. Les deux auteurs émettent l'hypothèse que ce dispositif technologique gigantesque pourrait au fond ne servir qu'à s'échanger des images de LOL Cats, au service de notre bien-être, c'est-à-dire qu'en place d'une tendance à l'accélérationisme10 technologique, s'édifient sous nos yeux les plus grandes cathédrales technologiques du ralenti. Les selfies ont une fonction identique en cela qu'ils nous permettent, par leur diffusion immédiate et généralisée, de vérifier que nous sommes bien vivants. Vérifier que nous sommes vivants prend plus de temps et d'énergie qu'avant - car nous en sommes tous impactés11 - : on déploie aujourd'hui un dispositif de communication à distance (web) avec de l'image et du texte et dont l'image utilise un maximum de solutions techniques pour être conforme à un désir de représentation aussi varié que subjectif, tout ça en touchant un maximum de gens dans un dispositif émotionnel instantané - Facebook + Flicker + Instagram + un dispositif téléphone-agenda-web-caméra-sound-system ultra compact (smartphone) + un environnement adéquat comme un lieu exotique accessible par avion (autre dispositif technique) . Tout ça est un ralentissement généralisé que provoque une technologie ayant pour fonction la vérification des faits, une planète technologique illusionnée/illusionniste en mode Saint Thomas. En reprenant à notre compte la critique de Ivan Illich sur les seuils techniques et en y ajoutant l'impression de vitesse par l'accumulation d'outils rapides nécessaires pour décrire la possibilité d'exister dans un environnement 100% technique, nous voyons s'agencer ce ralentissement : un week-end au bord de l'eau engendre l'activation des plus grands et complexes systèmes technicistes disponibles allant de l'avion au contrôle aérien en passant par les plus grands systèmes interconnectés d'échange de valeurs12, web et satellites : il nous étonnerait que le gain vaille la dépense…
La recherche en design est donc sommée de s'intéresser au fait technique comme construction sociale, et non pas l'inverse, en s'illusionnant avec des socio-styles. Le design est une pratique issue de la culture technique. Pratique plutôt que discipline, plutôt que méthodologie, d'ailleurs observation des pratiques plutôt que des usages. Si on veut donner une définition de la recherche en design, on peut commencer ainsi : « le design est à comprendre comme un mouvement permanent qui n'a pas de forme définie mais :
- il est une réserve d'intuitions à propos de l'artificiel ;
- il est une tentative d'épuisement de la pensée lorsqu'elle est soumise à la possibilité du tangible ».
En bref le regard doit se décadrer en profitant de ce ralentissement généralisé pour épuiser les hypothèses.
À défaut d'opérer immédiatement le carré blanc dans le design - mais nos énonciations précédentes portent à croire que c'est la décroissance qui sera sa caractéristique principale - nous allons faire part des grands décadrages qui s'opèrent dans la pratique à travers quelques exemples de projets de recherche lancés par la Cité du design de Saint-Étienne qui permettent de comprendre le parcours à effectuer.
- Voyez un tissu usé dont la maille presque transparente recouvre nos habitats, nos lotissements. Le designer/chercheur Ernesto Oroza a observé dans son livre Notes sur la maison moirée13 des dispositifs discrets mis en place par les habitants d'un espace de plus en plus précaire, survivances délicates au beau milieu des ravages du capital. C'est cette maille usée que le chercheur va révéler entre intuitions, créations et observations, il donne à voir des villes qui se vident et des habitants qui construisent et survivent en des mini-mondes post-capitalistes au cœur même de la banlieue de Miami.
- Le glissement généralisé vers les autonomies grâce aux outils numériques construisent à la fois les camisoles et les antidotes aux existences citoyennes : un zoom sur l'aura des données à travers des programmes de recherche permet à la Cité du design d'installer un champ conceptuel autour de la captation de données (CAPTA). Ce focus technologique permet de décadrer la question du big data au profit de la data native encore chez l'usager, négociable, valorisable : bref une antithèse aux stratégies des clouds. Curiosité nécessaire du chercheur pour la culture technique.
- Est-il possible que la littérature, avec ses moyens propres, puisse rendre compte de la vie et de l'usage des objets techniques ? On ne peut répondre qu'en proposant une expérience. Invité à investir ces questions et à constituer une résidence à Saint-Étienne, l'écrivain Olivier Cadiot propose un travail de mécanicien-écrivain, qu'il partagera sur plusieurs années et dans plusieurs lieux, et dont les différents laboratoires présents sur la ville14 observeront les modes de recherche.
- Enfin, toutes les expériences physiques possibles avec nos corps et nos sens : l'aura, la procession, la rivière, autant de plongeons corps et âme dans la matière des existences. On sort trempé et on se retourne : qu'observe-t-on ? Le bloc moderne usagé. On est à l'extérieur, on en est parti, il est usé, mais on n'a pu qu'y creuser quelques grottes primitives, mieux vaut le regarder à distance, se considérer dehors, au loin, au-delà et construire nos modes de vie en contre-forme.
Ces décadrages successifs permettent de repérer un monde étrange qui est celui de notre culture matérielle et dont l'onde s'étale à l'infini, décrivant de nouveaux espaces vierges que le designer-chercheur commence à fouler en attendant les avant-gardes du design.
Les terrains à venir pour l'expression d'une radicalité sont là. La décroissance négociée ou forcée de la société s'annonce. La recherche en design prépare ce processus de « retrait » propre aux avant-gardes, témoin du ralentissement en cours, auteure de décadrages successifs et fructueux. Elle traduit par ses expérimentations présentes et à venir la notion de décroissance dans la société, c'est-à-dire politiquement et socialement. Le design littéralement traduit comme projet sera le support de cette intégration imminente de la décroissance dans la société à la seule condition qu'il se radicalise.