En novembre 2022, un détachement du CyDRe s’est rendu en Indonésie à la rencontre des membres du collectif indonésien Ruangrupa, chargé du commissariat général de la documenta quinze organisée la même année à Kassel en Allemagne.
Nous étions quatre : Ernesto Oroza, chercheur et responsable du troisième cycle à l’Esadse, Bertrand Mathevet, technicien et responsable de l’atelier métal, ainsi que Lola Hen et moi-même, étudiant·e·s chercheur·e·s au CyDRe.
Notre voyage commence à l’aéroport de Jakarta, où Rifqi Fajri, jeune designer membre du collectif Ruangrupa, nous accueille. Il nous accompagnera tout au long de notre voyage en Indonésie.
L’air est saisissant de chaleur et d’humidité à la sortie des grands espaces uniformes des aéroports internationaux. Comme on me l’avait bien décrit, le climat tropical indonésien donne la sensation d’entrer dans un hammam géant à ciel ouvert. Commence alors une longue bataille intérieure pour accepter la sueur ruisselant sur mon corps alors que je ne fais rien, aucun autre effort que d’être assis à une terrasse de café, ou déambuler entre les nombreux stands de street food de la ville.
L’aéroport Soekarno-Hatta porte le nom du premier président de la République indonésienne et de son vice-président. Soekarno est une véritable fierté pour les Indonésien.nes, il représente l’indépendance de l'archipel longtemps colonisé par les Néerlandais, puis sous occupation japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est aussi le premier président d’un pays unifié, jusque-là constellé en une myriade de petits royaumes, aussi nombreux qu’il y a d’îles en Indonésie, les rendant vulnérables face aux western countries, modernes et expansionnistes. L'Indonésie a cette particularité de comporter une grande diversité culturelle et ethnique, qui s’explique par la morphologie du pays : avec pas moins de dix mille îles réparties sur plus de cinq mille kilomètres d’est en ouest. Sa taille est gigantesque, inconcevable même pour un Français comme moi, ignorant tout de cette partie du globe.
EntretienLéo Rabiet : jeune designer en immersion en IndonésieRetour sur la résidence Bandung Saint-Étienne Design CitiesÀ la sortie de l’aéroport, nous nous rendons au sud de Jakarta, cette immense ville, non loin d’un parc zoologique, un poumon de verdure enclavé à l’intérieur d’un dédale urbain tentaculaire, de rues tortueuses et grouillantes d’activités. Ce trop-plein d’informations me grise. Assis derrière la vitre du mini van, mon regard glisse sur un environnement qui m’est trop nouveau pour ne pas le vivre comme un paysage, pour l’instant qu’un décor qui se déroule devant moi. Tout est rythme et répétition, accumulation de sons, de couleurs, de câbles électriques, de scooters et des bruits de leurs accélérations. La circulation y est si dense, les devantures des boutiques sont colorées, chargées de signes, les enseignes sont écrites en lettres latines, se superposent les unes à la suite des autres… On y croise dans l’ordre : un atelier de réparation de scooters, un dentiste, un vendeur de nouilles sur chariot ambulant, des vendeuses de produits chinois, de balais, de marteaux aux couleurs du drapeau américain, des vieillards vendeurs de poissons dans leur sachet plastique, d'autres vendeurs de cages à oiseaux, d’autres encore de paniers en ficelles plastiques et colorées (spécialement conçus pour transporter de précieux coqs de compétition).
Nous étions attendus à Gudskul, un lieu créé par les membres du collectif Ruangrupa et de Huru-Hara, un autre collectif porté sur la musique et les arts graphiques. Gudskul est un espace de résidence qui se partage entre salle de concert, salle d’exposition, salle de réunion, atelier d'impression en sérigraphie, radio, salle de mixage, espace de documentation, bibliothèque et une boutique qui concentre la plupart des productions du lieu. On peut y trouver CDs et T-shirts fraîchement floqués sur place à l'effigie des groupes de musique amis de Ruangrupa, que l’on retrouvera pour certains à la fin du voyage pendant le Rrrec Festival.
Gudskul, conçu par Iswanto Hartono, est un bâtiment construit majoritairement de tôle et d'une structure d’acier, ayant abrité précédemment un terrain de foot indoor. Depuis l'acquisition du lieu par Ruangrupa et Huru-hara en 2018, il a subi quelques modifications : tout un aménagement des espaces s’est fait avec d’anciens conteneurs juxtaposés, découpés, parfois agrandis. Les étages sont soutenus par des piliers faits de vieux barils empilés et comblés de béton. Enfin, la façade est habillée d’une fine structure d’acier la quadrillant de long en large, unifiant l’édifice d’un code graphique emprunté à l’architecture moderne. Cette enveloppe d’acier que j’ai d’abord interprétée comme un simple ornement, s'est révélée être aussi là pour accueillir panneaux et enseignes : s’y trouve affiché le nom du lieu, peint en blanc sur fond bleu, en lettres en capitales disposées en cercle.
EntretienDocumenta quinze : make friends, not artavec Ernesto OrozaPartageant cultures et pratiques communes, South Jakarta a son propre rythme : dense, coloré et composite. La rue est constamment investie, les activités se déroulent devant les ateliers et les habitations. « Saturation » est un terme qui me revient pour décrire Jakarta et plus largement mon expérience en Indonésie.
Les coulées de béton devant les commerces et habitations (parfois habillées de carrelages à motifs) ou les dalles de béton recouvrant des ruisseaux à canalisation forcée passant au bord de la route, s'offrent comme seuls trottoirs, sinon inexistants. Personne ne se déplace à pied, bien trop dangereux à Jakarta, le moindre déplacement se fait à dos de scooter.
Le bâtiment voisin de Gudskul abrite le studio de création Stuffo, qui à partir de sacs en plastique de récupération crée une matière souple étanche colorée, utilisée pour confectionner des banderoles, sacs et accessoires de mode. Lola et moi nous sommes essayés à la fabrication d’un imperméable avec les techniques qui nous ont été montrées. Sur une table couverte d’un papier anti-adhésif en téflon, nous avons superposé des sacs plastiques les uns sur les autres – trois couches d’épaisseur. Ensuite, nous avons choisi des couleurs et agencé leur disposition afin de créer un motif. Puis, nous avons recouvert le tout par un second papier téflon, et aplati le tout à l’aide d’un fer à repasser bien chaud pendant quelques secondes. Cette opération permet de fusionner les sacs entre eux et de former ainsi une fine feuille de plastique souple et étanche. Enfin, après la réalisation d'un patron et une fois les découpes faites, les différentes parties sont soudées au fer. L'assemblage se fait ainsi sans coutures, ce qui permet une étanchéité globale de la pièce.
L’atelier n’a pas de mur, il est fait d’une grande chape de béton et d’un toit accolé à une maison. Celle-ci sert de showroom, de bureau et de chambre pour qui souhaite chercher le sommeil. Faire la sieste, dormir le jour est une pratique assez commune en Indonésie. Suivant l’activité et les habitudes parfois nocturnes de certaines personnes, on les retrouve endormies à l’ombre d’un arbre, allongées sur leur scooter, les pieds posés sur le guidon ou improvisant une chambre au fond de leur magasin. Par exemple, lors de notre visite de Gudskul, plongé·e·s dans les livres de la bibliothèque, il nous aura fallu plusieurs minutes avant de réaliser que nous dérangions un dormeur improvisé.
Une chose fondamentale dans la compréhension de l’architecture en Indonésie : le climat est chaud et humide tout au long de l’année. Avec une variation tout du moins entre la période sèche, et la période de mousson. Dans les deux cas, les bâtiments doivent protéger leurs occupant·e·s du soleil autant que de la pluie. Pour le reste, rien n’oblige à élever des murs, si ce n’est pour se protéger des intrusions et regards indiscrets. Ce n’est que sur les bâtiments plus modernes et équipés de système de climatisation que les murs s'épaississent et deviennent hermétiques. Les modes de construction plus populaires et traditionnels sont poreux, ajourés, percés, ouverts sur l'extérieur pour laisser passer l’air. La climatisation par air conditionné, quant à elle, impose de repenser entièrement la manière de construire, plus solide, plus lourde, peut-être plus vulnérable à l’écroulement lors des tremblements de terre ?
Tremblement de terre
C'est à l’heure du déjeuner, nous mangeons un goreng ayam1 à l’étage d’un restaurant à deux pas de Gudskul lorsqu’un tremblement de terre surgit des tréfonds de nulle part. Les verres et couverts tintent, les murs, le sol, le canapé sur lequel je suis assis, la table basse à laquelle je suis installé suivent le même mouvement, celui imposé par la terre qui gronde. Le bruit est sourd, l’impuissance face à ce qui arrive est totale. On se regarde dans le blanc des yeux, stupéfait·e·s, stupides, comme pris de court par cette sensation étrangère. On apprendra plus tard que le protocole somme les occupants d’immeubles en dur d’en sortir, de s’éloigner pour se mettre à l'abri d’un éventuel effondrement. Une simple recherche sur Internet nous informe du séisme de magnitude 5,6 à cent kilomètres de là où nous étions. Aujourd’hui, on recense à 602 le nombre de victimes lors de cette catastrophe.
Dans la deuxième partie du voyage, nous nous sommes rendu·e·s à Makassar, la plus grande ville de l'île de Sulawesi, à la rencontre de Mirwan Andan et de la résidence Riwanua qu’il codirige. Cette résidence accueille étudiant.e.s et chercheur.euse.s désireux d’étudier et de perpétuer les pratiques de la culture de Sulawesi. Mélangeant études anthropologiques, architecturales, pratiques artistiques et culinaires, Riwanua organise des journées d’études, des rencontres et des ateliers pratiques. Nous sommes accueilli·e·s : raisins, pains briochés et café glacé sucré – très populaire en Indonésie – posés au milieu d’un grand tapis aux motifs bleu azur. Riwanua a investi une ancienne maison pavillonnaire d'un quartier excentré de Makassar. Faite d’une maçonnerie de briques et de colonnes en béton mouluré, elle garde son charme des années 1950. Elle n’est pas équipée de climatisation, des ouvertures au-dessus des portes laissent passer l’air. Le carrelage blanc, parfois rouge sang, est à peine visible sous les tapis qui le recouvrent. Les activités se font essentiellement au sol, sur ses grands tapis, disposés les uns à la suite des autres. Les chaussures restent à l’entrée : le sol doit rester propre, parce qu’il est bien plus qu’une surface sur laquelle on circule, c’est aussi là que l’on fait la sieste, mange, étudie, discute, regarde la télévision… Le rapport à la vie domestique est complètement différent du nôtre. Le grand salon est dépouillé de toute autre commodité, seuls trois grands tapis couvrent toute la surface du sol. Le tapis est ainsi multifonctionnel, il fait à la fois office de table, de chaise, de lit et de canapé. Les murs servent de dossier, les coussins d’oreillers. Toute activité se fait donc au sol, descendant le champ de vision de quarante-deux centimètres (la hauteur d’une assise).
Nous tombions au moment où se déroulait la très controversée Coupe du monde de football au Qatar. Alors qu’une grande partie des support·er·ice·s en France déclarent faire un boycott de la Coupe du monde – qui n’aura pas tenu longtemps, au vu des résultats de l’équipe de France montant jusqu’en finale du championnat – pour protester contre cet événement aux multiples scandales (organisé dans un désert aride entrainant une consommation énergétique ahurissante ; exploitation d'humains en provenance pour la plupart d’Inde et du Pakistan, 6500 morts estimés sur les chantiers, des stades construits pour un usage unique, etc.). Vu d'ici, d'un pays musulman comme l’Indonésie, le déroulé de la Coupe du monde dans un pays qui pratique le même culte est une joie. Toutes les télévisions sont allumées et diffusent les matchs. La plupart sont diffusés très tard dans la nuit, ce qui n'empêche pas certain·e·s de programmer le réveil à trois heures du matin pour ne pas rater un Maroc-Belgique en match de poule. La question écologique de cet événement indigne surtout celles et ceux des pays riches, qui jouissent des usages et des profits de l’extraction des ressources planétaires, la plupart provenant des pays du Sud, anciennes colonies, moins riches et plus vulnérables. Aujourd'hui, en Indonésie, la déforestation des forêts primaires pour la culture d’huile de palme2 est un véritable fléau, l’extraction de sable au large des côtes indonésiennes l’est tout autant3 et la production et l'importation de déchets plastiques saturent l’environnement4.
Nous finissons le voyage en retournant sur l'île de Java. Nous nous enfonçons à l’intérieur des terres, dans les environs de Sukabumi, une ville entourée de grandes forêts et parcs naturels protégés. Ici se déroule le Rrrec Fest.
Le Rrrec Fest est un festival de musique organisé par des membres de Ruangrupa, collectif qui nous a invité.e.s à participer à la création d’un espace nongkrong (un espace de détente). Compte tenu du temps limité dont nous disposions pour le créer, nous l’avions pensé en amont : une première rencontre avec Rifqi et Greislina (Gudskul) s'était organisée par visio alors que nous étions encore dans les ateliers du CyDRe, à Saint-Étienne. Il nous fallait concevoir un espace démontable, léger, simple et rapide à construire. Ses fonctions : donner de l’ombre pour protéger les participant·e·s du soleil, leur offrir un abri lors des averses, et être accueillant. Bertrand, avec sa casquette de technicien de l’atelier métal de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne, nous a apporté la solution technique concernant la structure de l’ouvrage : une série de clés modulaires faites de cornières et de tiges cintrées qui seront soudées sur place, et qui feront office de connecteur à de grosses sections de bambous. Nous avons trouvé la bonne méthode de serrage, la manière de fixer les connecteurs aux bambous, directement sur place : un système de cales, de simples morceaux de bois biseautés qui se coincent entre le bambou et le connecteur. Enfoncées au marteau, ces cales verrouillent la structure qui n’utilise donc ni clou, ni vis, ni colle.
Notre approche du bambou, matériau qui nous est peu familier, était très différente de celle des Indonésien·ne·s.
Le bambou est une plante, c’est-à-dire une herbe géante de la taille d’un arbre, qui s’agglutine en bouquets denses et solides. C’est aussi un matériau brut qui pousse dans les jardins des maisons et en lisières des villes. De constitution ligneuse, le bambou pousse comme un arbre, son corps s’étend verticalement et combat la gravité en occupant le ciel. C’est une « mauvaise herbe » miraculeuse : légère, solide, flexible, les caractéristiques mécaniques du bambou lui confèrent de véritables atouts dès lors qu’on l’envisage comme matériau de construction. Et on s’en sert pour tout : bâtiments et mobiliers de toutes tailles, à toute échelle.
Alors que nous envisagions le bambou uniquement comme droit, large et robuste, les personnes sur place, présentes pour nous aider, nous ont montré d’autres techniques. L’une d'elles consiste à fendre le bambou dans sa longueur. Lorsqu'il est fendu en deux, en quatre, voire plus, le bambou devient encore plus souple, ce qui permet de créer des structures en arc. Isep Kurnia, co-organisateur du festival et proche de Ruangrupa, nous a aidé.e.s pour l’occasion, à la fois sur les techniques de transformation du bambou et sur le maniement de l’outil, le golok.
En Indonésie, l’outil multifonction ultime est le golok, la machette indonésienne. Les Indonésien·ne·s s’en servent pour tout : se frayer un passage dans la jungle tropicale, abattre arbres et bambous, sculpter le bois, tailler, fendre, creuser, nettoyer, taper, couper et pourquoi pas pour se défendre. Il est composé d’une longue et lourde lame d’un tranchant acéré, son manche en bois est sculpté (par exemple en gueule de panthère, de dragon, de chaussure de femme…).
Maison bale (se prononce balé) est le nom que nous avons donné à la structure. Ce nom mélange les langues française et indonésienne pour témoigner du caractère hybride de l’objet final. Maison bale est pensé à la fois à Saint-Étienne et à Jakarta, puis réalisé à Sukabumi. Mobilisant outils, matériaux et techniques diverses, poste à soudure, golok, bambou et acier, cet espace nongkrong cristallise un moment d’échanges et de partage de savoirs techniques.
Et le festival pouvait commencer, point final exaltant d’un voyage qui se finissait en musique : passant de la musique traditionnelle javanaise, d’une captivante Rita Tila, d’un groupe mythique des années 1970 Yanti Bersaudara, ou encore Prontaxan, excitant les foules sous leur soundsystem balançant la Funkot, un genre de House indonésienne.
Programme réalisé avec le soutien de l'Institut Français d'Indonésie et Institut Français Paris dans le cadre du projet Design Kolektif, 2022-2023.
RencontreMirwan AndanRuangrupa à Saint-ÉtienneActu enseignant chercheurDesign KolektifLes designers français en Indonésie