Aujourd’hui, nous entendons de plus en plus que nous arrivons « à la fin d’un système », certain·es parlent même d’effondrement. Nous sommes nombreux·ses à remettre en question notre rapport au monde du travail. Dans un article intitulé « Un refus de professionnalisation » paru au printemps 2023 dans la revue Multitudes, Camille Anonymus pèse les pour et les contre de ce qu’elle veut et ne veut pas dans sa vie professionnelle et personnelle, et concentre son intérêt sur les études et l’apprentissage : une acquisition de capacités et de savoir-faire non plus canalisé·es dans une activité professionnelle précise, mais définie par une action. Ses études de médecine ne serviront pas à devenir médecin, mais à soigner. Ces réflexions résonnent avec le discours tenu par les étudiant·es d’AgroParisTech lors de leur remise de prix. Iels décident de prendre la parole et de déserter la profession d’ingénieur·euses en agronomie et tendent à réinjecter les connaissances et savoirs acquis·es pendant leur temps de formation dans d’autres activités plus en accord avec nos problématiques contemporaines. Ce numéro 57 d’Azimuts arrive dans un contexte où bon nombre d’étudiant·es et jeunes designer·euses remettent en cause voire désertent à leur tour leur profession. Nous savons que notre activité professionnelle est assimilée à un « métier-passion » qui justifierait un travail gratuit, dissimulant par la même occasion une situation précaire. Nous avons conscience par ailleurs qu’exercer cette profession participe à une crise sociale, environnementale et économique plus globale. Malgré l’idéologie du designer·euse « sauveur·euse », le·a designer·euse devient en tant qu’individu·e vecteur·ice d’exclusion, d’oppression, d’aliénation, de consumérisme, de pollution, de greenwashing…
Designer·euses et philosophes ont depuis la révolution industrielle pensé, décortiqué et tenté de définir le design puisque, comme le dit Stéphane Vial, philosophe et chercheur en design : « l’indéfinition du design n’est pas une fatalité postmoderne, mais un symptôme épistémologique . » S’il est donc si difficile de définir les contours du design, le démêler comme nouage relèverait d’une prouesse. Vilém Flusser parle ainsi de « dé-signer » dans son ouvrage Petite philosophie du design : « Selon l’étymologie, to design veut donc dire “dé-signer” quelque chose : lui ôter son “signe” ». Le designer italien Alessandro Mendini aborde, quant à lui, la possibilité de « déprojeter ». Plus récemment, les travaux de Tony Fry, penseur et designer australien, envisagent le design comme discipline de « futuration ». Il désigne la capacité du designer à produire un futur, habitable et soutenable. En réponse à cela, il propose d’imaginer son inverse, une "défuturation", pour nous préserver d’un futur mort-né, obsolète.
Avec ces tentatives de déconstruction, on comprend qu’à partir d’un même nœud, que serait la profession du designer, chacun·e définit ses propres fils à tirer pour tenter de desserrer cet entrelacement. Cependant, toustes s’accordent sur un point : il s’agirait de dé-designer la profession, et non pas la pratique ou le faire.
Dé-designer, ce serait ? Défaire, dénouer, démonter, dépêtrer, déballer, déblayer, déverrouiller, désinstaller, déserter, déprojeter, défuturer, démythifier, désorceler …
Pour comprendre comment est construit un objet, le meilleur moyen est de le démonter pièce par pièce. Ce processus permet d’en identifier les composants et d’en comprendre les assemblages. Dans d’autres situations, le processus doit être inversé. Il nous faut comprendre avant de pouvoir démonter / défaire. Par exemple, pour dénouer un nœud, il faut avant tout comprendre quelles boucles et intersections le maintiennent en place. Il faut l’étudier et tenter de déterminer dans quelle direction chaque boucle devrait être tirée de manière à le desserrer et pouvoir le détacher.
Nous pourrions définir la profession de designer·euse comme un nœud de capelage, un nœud de tension produit par des éléments extérieurs qui le maintiennent serré. En ce sens, dénouer ce nœud reviendrait à identifier ces éléments (le rendement, la rentabilité, la compétitivité, etc.) qui mettent en tension la profession et aliènent les designer·euses, et à agir dessus.
Le terme « déconstruction » – d’une pensée, des institutions, des rapports sociaux – est un concept philosophique souvent emprunté en sciences sociales pour tenter de décentrer les points de vue imposés souvent comme vérités absolues par un groupe dominant. Aujourd’hui nous pouvons, par exemple, retrouver ce mot dans la pensée décoloniale ou dans les luttes féministes. Mais avant d’être un concept philosophique, c’est avant tout un terme lié au « faire », à un geste, une action.
Dans ce numéro, les contributeur·ices nous proposent chacun·e leur manière de dé-designer en jouant de l’aller-retour entre pratique et réflexion.
Éditorial
Alex Delbos-Gomez et Lola Pelinq
Dossier
Entrevue entre Arthur Benyaya et Benoît Saint-Venant, designer industriel - Arthur Benyaya
Remplir son carrier bag : vers des pratiques non-héroïques du design - Fanny Maurel
Le designer santonnier - ZERMA
Extrait du mémoire de Jovien Panné, « PRODUIT »
Designer·euse sans design. Fragments d’un·e autre parmi les nôtres. - Daria Ayvazova
DI-GÉRER ? Ou la vache comme modèle de design - Gwénaëlle Plédran
Varia
Et pour produire, il faudra danser (le designer et son double) - Emmanuelle Becquemin
(Manifeste pour un nouveau monde industriel) - Emmanuelle Becquemin
Anthologie
Démonter pour dépoussiérer, une économie de la maintenance - Alex Delbos-Gomez et Lola Pelinq
Manifeste ! Pour un art de la maintenance – Proposition pour une exposition - Mierle Ukeles Laderman
Résumé de lecture
Résumé de lecture d’Aujourd’hui on dit travailleur·ses de l’art de Julia Burtin Zortea, 369 éditions, par Lucie Sahuquet
Daria Ayvazova
Daria Ayvazova est doctorante en design (Université Jean
Monnet/Esadse) diplômée de l'Esadse en design d'objet. Sa recherche
interroge la responsabilité et l'engagement des designer·euses et la façon dont
leurs pratiques s'adaptent aux défis sociaux. Elle enseigne actuellement en
Master Design Réhabitant de l'HEAR de Mulhouse.
Emmanuelle Becquemin
Emmanuelle Becquemin est artiste, designeuse et
enseignante-chercheuse au sein du laboratoire Spacetelling – espaces,
narrations et corps politiques. Elle est également associée au laboratoire de
recherche Plasticité (Institut Acte, Paris La Sorbonne). Elle développe une
œuvre plasticienne au sein du duo Becquemin & Sagot, et depuis quelques
années, déploie un travail d’écrivaine qu’elle conçoit comme un prolongement de
sa pratique d’artiste.
Arthur Benyaya Cazorla
Arthur Benyaya Cazorla a obtenu son diplôme
à l’Esadse en juin 2022 au sein de la mention ACDC_espaces (option design).
Après son diplôme, il a travaillé un an en tant qu’assistant dans la galerie de
design parisienne A1043. Depuis septembre 2023, il est designer indépendant et se consacre à sa pratique.
Sophie Cras
Sophie Cras est maîtresse de conférences en Histoire de
l’art contemporain à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’est formée
en économie et en histoire de l'art et axe sa recherche à l'intersection de ces
deux disciplines.
Alex Delbos-Gomez
Alex Delbos-Gomez est designer, il intègre le CyDRe, le
cycle de recherche du post-diplôme de l’Esadse, en septembre
2021. Intégré au laboratoire de recherche Spacetelling, il est suivi notamment
par Émilie Perotto, Ernesto Oroza et Emmanuelle Becquemin. Son travail
s’articule autour d’une certaine forme du baroque, un baroque sédimentaire,
celui d’une « résurgence vulgaire, populaire et vivace débordant son double :
la modernité ».
Mierle Landerman Ukeles
Mierle Landerman Ukeles est une artiste contemporaine
reconnue pour son engagement féministe et écologiste, ainsi que pour ses œuvres
mettant en scène des tâches de maintenance et de nettoyage. Elle vit et
travaille à New York.
Fanny Maurel
Fanny Maurel prépare depuis 2022 une thèse de doctorat en
design à l’Université de Strasbourg (ACCRA) et l’Université Côte
d’Azur (CRHI), et avec l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de
travail (Anact). Par une approche transdisciplinaire entre design graphique et
"Sciences and Technology Studies", elle interroge la possibilité d’un soin porté
aux données de santé en s’intéressant particulièrement aux matérialités et aux
représentations du travail médico-administratif en milieu hospitalier. Elle est
également présidente de l’association Design en recherche depuis 2022, et
contribue aux activités du groupes de recherche « Cultures visuelles »
(Université de Strasbourg) et du groupe de travail « Santé Numérique » du
Réseau des Jeunes Chercheur·euses Santé et Société (MSH Paris Nord).
Jovien Panné
Jovien Panné est artiste/designer. Après un parcours
chaotique au collège, il s’évade du circuit scolaire « standard » pour faire un
CAP et brevet des métiers d'art en ébénisterie au Lycée Professionnel des métiers d'art Georges Guynemer (Uzès). Il complète son cursus à l’Esadse
avec une licence de design et un master en art et design
contemporain Espaces. Pendant ses études, il opère en tant qu’artisan versatile
indépendant pour différents artistes et designer·euses. Le voilà à présent dans
la « vraie vie », jonglant entre travail alimentaire et pratique personnelle,
s’interrogeant au quotidien sur l’anthropologie de l’industrie et le rapport
artisanat/industrie/manufacture.
Lola Pelinq
Lola Pelinq est designeuse, chercheuse au sein du
post-diplôme de l’Esadse et intégrée au laboratoire de
recherche Spacetelling. Elle mène une recherche concernant une précarité
économique liée à la désappropriation de la technique et de la production.
Gwénaëlle Plédran
Gwénaëlle Plédran mène une recherche à la fois pratique et
théorique sur les notions de bactério-terroir au croisement des arts, des
sciences et du design, prenant l’alimentation comme terrain d’expérimentation.
Ses recherches sur les micro-organismes, le modèle bovin et les plantes
questionnent les modèles de relation en place au sein des systèmes de créations
artistiques et industrielles. Doctorante EDESTA à l’Université Paris 8, elle
enseigne le design à l’Insitu-lab de Strasbourg.
Lucie Sahuquet
Lucie Sahuquet est travailleuse de l’art et chercheuse en
post-diplôme Azimuts à l'Esadse. Elle
s'intéresse aux « mal dit » et aux rapports de force dans la langue française.
Sa pratique va de l’édition à l’écriture, le collage et la mise en espace. Elle
est spécialisée en design graphique et sera bientôt traductrice FALC.
Julia Burtin Zortea
Julia Burtin Zortea est autrice, traductrice et travailleuse
du monde médico-social. Elle fait actuellement partie de la revue féministe
Panthère Première. Outre ses travaux d’écriture et d’enquête, elle organise
régulièrement des évènements pour diffuser pensées critiques et travaux
académiques en-dehors des espaces canoniques d’élaboration des savoirs.
Atelier ZERMA
Collectif de Designer·euses pratiquants·es infiltré·es dans tous les corps de métier autre que celui de designer.
Distributeur et diffuseur : Les Presses du réel
Éditeur : Cité du design/Esadse
Parution : Avril 2024
Langues : français et anglais
Format : 165 × 220 mm
jaquette-poster 581,5 mm x 420 mm autour du livre
Pagination : 164 pages
ISSN : 1160 9958 · 57
ISBN : 9782492621185
Prix : 25 €
Boutique de la Cité du designEn ligneLes Presses du Réel