Sous leurs emballages hyperdesignés, les smartphones nous somment de travailler presque partout #interfacé.e.s à eux, nous produisons de la valeur sans répit. ~ mais pour qui & pour quel monde ?
// si le big data et le partage du travail & des données sont avancés comme les réponses à tous les maux que l'avenir nous réserve, bog data figure la volonté de saisir notre situation telle qu'elle est : sans garantie, sans transparence, opaque comme la boue.*
//*comment alors penser & survivre dans ce marais ?
Vivre à Saint-Étienne au XXIe siècle, c'est vivre, comme d'autres Européens, à contre-courant d'emprises qui englobent la confiscation des mots, des corps, des ressources, du monde, par ce qu'on nomme, sans plus de précisions : finance, pouvoirs, dominants, puissants, castes, groupes, autorités, potentats... Cette énergie singulière de la nage dans les turbulences s'accorde parfaitement à la radicalité du design. Nous ne parlons pas ici du design qui vient de la capitale, du design des codes et des statuts en provenance de grands centres de production et d'influence. Nous parlons du design d'un mode de vie dont la ville en renouvellement permanent serait l'espace expérimental1 et dont les habitants, dans leurs pratiques, seraient les inventeurs.
Pour ceux qui vivent cette expérience du design à Saint-Étienne, ce serait ce « droit à la ville2 » naissant. À condition, toutefois, de donner une « valeur d'usage par l'appropriation de la vie quotidienne3 » aux phénomènes de rénovation urbaine, à travers les expérimentations menées directement sur le territoire, avec les habitants ; ce qui, aujourd'hui, commence à singulariser Saint-Étienne. On pourrait affirmer en acceptant une production collective du cadre de vie comme une tentative d'absorber les crises permanentes de ce siècle : Saint-Étienne fut la ville du travail de la matière première, elle pourrait être la ville de la matière urbaine, de la matière collective, le produit d'une richesse enfouie en soi, à consacrer à l'invention d'un mode de vie4.
La ville du travail de la matière première a la forme urbaine de ses industries passées. Au tournant des années 1960, Saint-Étienne entre en récession, comme la plupart des villes industrielles d'Europe5. Les crises s'enchaînent6, jusqu'au renouveau actuel, porté par l'enrichissement généralisé de l'Europe, au prix de contradictions violentes et de crispations réactionnaires, d'une part, mais aussi à travers la naissance d'une stratégie « design » de la ville. Depuis 20097, la dimension extraordinaire de la Cité du design a dérouté définitivement Saint-Étienne de son ancienne forme urbaine et administrée. Ce laboratoire de recherche et d'innovation s'est répandu en laboratoire vivant sur le site de la Manufacture d'armes, devenu le quartier créatif emblématique du rebond stéphanois. Aujourd'hui labellisée Ville Créative design Unesco8, mais aussi French Tech-Design Tech9, la ville, territoire d'expérimentation, s'empare de ses espaces pour élaborer une construction partagée que la Cité du design, parmi d'autres acteurs, tente de rendre effective, en défendant la dimension sociale. Cette singularité du design « à la stéphanoise » n'est pas nouvelle. Elle est née d'une construction intuitive d'un design à faire collectivement : dès la première édition de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne, en 1998, apparaissait, en filigrane, la coproduction d'un cadre de vie avec les habitants10. Le design, moteur économique pour certains, devenait simultanément une méthodologie pour repenser la vie quotidienne, le social des jours courants. Le terreau stéphanois s'y prêtait à merveille, tant la ville moyenne regorgeait des difficultés et des potentiels liés à sa taille et à sa localisation, dont la pensée créative pouvait s'emparer. Aujourd'hui, elle vit les mutations numériques bouleversant les modes de vie et les façons de travailler au même rythme que les grandes villes.
La confrontation des outils numériques avec les crises - écologiques, économiques, terroristes - qui agitent successivement nos organisations sociales entraîne de multiples bouleversements de nos sociétés : quand ce nouveau paradigme technique digital permet à la fois la mondialisation des données et des ressources, mais aussi organise la mise en liaison de toute une partie de l'humanité11, et se retrouve confronté à des crises multiples d'origine humaine (assemblées sous le concept « anthropocène »), nous avons affaire à un ensemble de questions fondamentales, auxquelles nous souhaitons apporter notre réflexion de designers. La réforme du Code du travail, entreprise cette année 2016, met d'ailleurs en lumière les analyses critiques portées par les milieux intellectuels depuis plusieurs décennies : le néolibéralisme déployé dans les années 1980 atteint les équilibres sociaux de façon radicale. Les temps sont durs, les rapports de force entre les acteurs sociaux exacerbés. La technologie numérique généralise les points de tension en même temps qu'elle excite les imaginaires. Des eldorados apparaissent ici et là sur la toile : bitcoin, trading haute fréquence, big data, réseaux sociaux numériques, etc. Tous détruisent puis reconstruisent fondamentalement les espaces d'échange, les organisations humaines et les environnements traditionnels. Telle une coulée de boue, ces innovations noient le paysage en lui donnant un autre aspect, indéfini pour le moment, mais probablement un paysage qu'il nous faudra comprendre dans son fonctionnement. Cette approche de la donnée comme un ensemble glauque, projet de cet ouvrage écrit par Madeleine Aktypi et illustré par Mehdi Vilquin. bog data est d'abord un choix de recherche consistant à se positionner dans un tout autre paradigme que celui porté par les grands groupes GAFA et autres Weibo12 : la donnée n'est pas claire, le Web du partage, sujet du programme de recherche qui a généré cet ouvrage13, produit de nouveaux rapports de soumission des uns aux autres. Le travail est dissimulé dans les tâches anodines de la toile, les revenus sont absorbés par de richissimes entreprises bien éloignées de la moindre velléité de partage des bénéfices. Le Web du partage est une illusion pour ceux qui l'espèrent ; il est une aubaine pour ceux qui l'exploitent.
Deux axes de travail portés par le pôle Recherche de la Cité du design14 trouvent des échos dans cet ouvrage. D'une part, une hypothèse formée comme préambule à la réflexion sur les données : il existerait une donnée « usager » qui échapperait au contrôle des opérateurs, une donnée encore en gestation, à laquelle on pourrait apporter de la valeur, de l'interprétation en tant qu'individu possédant. Une donnée que cet individu préserverait le temps qui lui convient, sans la déléguer à quiconque, qu'il pourrait utiliser, manipuler à son gré, valoriser. Nous avons intitulé ce champ de recherche Capta vs Data15, les capta que nous avons opposées dès le départ aux big data, en vue de constituer une opposition fertile, pour bâtir une controverse16 immédiate permettant de mieux penser collectivement la donnée individuelle et en concevoir un design. Le deuxième axe, Working Promesse pour la Biennale Internationale Design 2017, est celui des mutations du travail. Le travail est l'une des préoccupations majeures de notre société. À la fois rémunérateur et statutaire, il est une promesse d'émancipation et d'avenir. Rejeton du rêve du plein-emploi généralisé, il est au cœur des attentions politiques et économiques, mais, au début de ce XXIe siècle, il est en pleine mutation, bouleversé par le temps réel de la mondialisation17 et par sa technologie numérique embarquée. Apparition récente, le digital labor18 repose sur deux piliers essentiels : l'outil technologique et, simultanément, la dérégulation des marchés du travail. Penser et produire des services, des organisations et des objets pour une société où les mutations du travail reposent sur des organisations entièrement gérées par des algorithmes, voire sur des relations inter-machines, et où le domestique disparaît au profit d'un espace de marchandisation généralisée englobant chaque instant de la vie, modifie déjà considérablement le rapport du designer à sa propre production. Or, désormais, ce designer ne sera plus dans un rapport de symétrie d'homme à homme, entre lui et l'usager, mais se retrouvera confronté à la nécessité de produire pour des systèmes, pour des ensembles complexes dont l'immatérialité le laissera seul face à son propre projet de vie, face à son propre engagement. bog data, résultat du projet de recherche Web du partage, unit à sa manière mutations du travail et Capta vs Data en un ouvrage socle nous permettant de nous projeter au-delà des apparences confuses et des réalités masquées.
L'abord du digital labor par la technologie et par le design de celle-ci est une condition d'analyse bouleversante du travail. Nous savions déjà que l'ensemble des processus industriels s'est construit sur une amélioration du design de l'activité industrielle. Cette approche est rendue possible par une ingénierie pionnière dans ses formes, comme la chaîne fordiste, dessinée dans ses processus par le taylorisme, explorée dans ses usages avec des outils plastiques par les Gilbreth19, mise aussi en espace par la rationalisation architecturale de Peter Behrens pour AEG20, théorisée dans son articulation fonctionnaliste par Siegfried Giedion qui relie les abattoirs de Chicago au fondement de l'habitat moderne21, et enfin domestiquée dès ses origines par la cuisine prototype de Catharine Beecher22 transformée en outil d'inspiration industrielle. Le processus industriel est inclus dans la conception générale du cadre de vie, et vice-versa : la conception du cadre de vie est prise dans le processus. Simultanément, nous avons appris, par l'analyse marxiste, les conditions d'aliénation du travailleur à l'outil et au capital ; nous avons découvert que si le travailleur était inclus au sein du dispositif de la production, il devenait un ergo-élément d'ajustement dont les postures, les interfaces, mais aussi les idéaux, les imaginaires23 et le psychisme devaient être accordés au processus industriel24. Les outils de développement puis de modernisation de l'industrie ont été des sujets fondamentaux du design : il était clair, aux XIXe et XXe siècles, que les formes des systèmes, le design des dispositifs techniques, mais aussi les interfaces de production, de consommation et d'usage devenaient petit à petit le sujet d'une esthétique connexe à la production. Cette dynamique centrifuge, qui a servi à habiller le noyau industriel, a constitué une partie du mouvement moderne. Ses multiples arborescences critiques ou subalternes ont mis en forme le corps matériel et technique de l'organisation du travail. Le digital labor s'est bâti sur cette base technologique dont la culture est ouvertement en relation avec le développement du projet, sous couvert d'un discours d'anticipation (les Italiens utiliseront d'ailleurs le verbe progettare25), que nous pouvons nommer largement le design. Cette casquette gigantesque qui englobe le produit, le processus, le système, mais aussi les usagers à venir (producteurs, consommateurs) constitue le corps même du design. C'est un véritable phénomène de société : surgeon du mouvement moderne, le design met en forme le projet de société en cours ou à venir. Au-delà des éléments structuraux que peuvent constituer les grandes infrastructures de nos sociétés, le design occupe presque tous les interstices du « second œuvre », presque toutes les interfaces techniques (ou du moins se déploie en ce sens, en ce moment, sous nos yeux).
Même aujourd'hui le futur est n'importe quoi, pourvu qu'il y ait un aileron dessus.
Que pouvons-nous attendre du futur ? bog data est le résultat d'un programme de recherche qui a associé Madeleine Aktypi, chercheuse enseignante dans le domaine de l'analyse des médias et des formes urbaines ou artistiques - ayant elle-même une pratique d'artiste -, à Mehdi Vilquin, designer diplômé de l'ENSAD et coauteur remarqué, en 2015, du projet L.A.S.T.26, afin de les faire se confronter ensemble à un paradigme technique et organisationnel, en mouvement permanent, que nous avons intitulé Web du partage. Ensemble, ils ont compilé des formes et des récits afin de délimiter un espace théorique dont ils ont extrait de la data visualisation et des illustrations. Les espaces explorés par Madeleine Aktypi ont occasionné des résonances formelles réalisées par Mehdi qui constituent ainsi l'iconographie du présent ouvrage. Cette recherche est imprégnée des processus de conception et de problématisation propres au design : la question de la production de formes attachées à la mobilité de la recherche théorique constitue un espace physique - ici un livre, ailleurs, un dispositif27 - qui nous intéresse pour dire ce qu'est une recherche type par le design. Proche des cultural studies, nourrie de l'expérimentation en atelier, hybridée à leur sujet même, singularisant le propos par un ethos largement revendiqué entre texte et image, la recherche s'innove. Elle se situe entre recherche appliquée et recherche théorique, dans un espace dont elle s'émancipe à la moindre occasion. Car s'il s'agit, bien souvent, pour le designer de penser le futur : il faut l'imaginer, pour cela, cherchant à s'échapper du bloc moderne. Ce bloc inclut pour nous l'ensemble des processus de recherche académique, l'ensemble de la recherche appliquée, y compris les cultural studies28 qui ont toutes eu la valeur de nourrir ce besoin d'émancipation : nous sommes ailleurs par notre indiscipline. Le design tel que nous le concevons aujourd'hui s'arrête là où commence la vie. La force à venir du design sera de restreindre l'emprise moderne pour générer la vie profonde. C'est en cela qu'une recherche de designer peut avoir un sens : comment construire de la sobriété, au cœur même d'une société d'abondance, pour laisser la vie reprendre son cours.
ÉditionBog DataRésultat du programme de recherche : Web du partage