texte de Émilie Perotto dans le catalogue Assiégeons ! à propos de l'exposition Assiégé, consultable ici.
Manifeste pour une sculpture d’usage
En 1895, la sculpture Les Bourgeois de Calais1, d’Auguste Rodin, est inaugurée place de l’Hôtel-de- Ville. Rodin désirait installer ses bourgeois sur la pelouse d’un square à même le sol. Il voulait que les gamins de Calais puissent jouer et courir autour de ses personnages comme s'il s'agissait d'arbres2. Cette proposition est écartée par la mairie, qui refuse d’installer des héros sans piédestal.
1. Une sculpture est un objet parmi d'autres.
Mon fils est heureux de grimper sur les sculptures des parcs que nous traversons au gré de nos trajets, d’éprouver et de s’approprier une masse formée qui le dépasse. Il se réjouit de retrouver ces sculptures comme de vieilles copines qu’il visite de temps en temps.
2. Certaines sculptures sont des sculptures d'usage.
3. Une sculpture d'usage se pratique, non pas dans un but fonctionnel, mais perceptif. L’utiliser permet d'accéder à l'expérience esthétique.
Au musée des Beaux-Arts de Lyon se trouve, dans un couloir à l’écart des salles d’expositions, une sculpture représentant un Chien danois couché, réalisée par Georges Gardet vers 1894. Tranquillement allongé sur le ventre, les pattes arrière basculées sur la gauche et celles de devant croisées sous sa tête, ce chien est taillé dans un marbre blanc et gris, figurant le pelage de l’animal. La sculpture reproduit avec une extrême précision le modèle, à tel point que les détails des coussinets nous permettent d’en éprouver mentalement le moelleux.
Elle est installée sur un empilement de deux socles, ce qui la porte à environ quatre-vingts centimètres de haut. Difficile, donc, de résister à la toucher, à caresser le chien entre ses deux oreilles.
4. La sculpture d'usage s'appréhende pleinement par le contact physique3 ; la communion entre la sculpture et celui à qui elle s'adresse est optimum une fois qu'il a lieu.
5. Son usage ouvre un espace-temps décalé du quotidien, contenu dans la mise en forme du corps qui l'expérimente, activant la conscience physique d’ici et maintenant.
En 2016, je travaille à une sculpture destinée au parc d’une fondation d’art4, sur laquelle les enfants pourront grimper, mais qui ne dévoile pas de prime abord ses possibles usages. Quatre pierres sont choisies dans une carrière de granit bleu5, puis le tailleur de pierre Ghislain Bouchard6 procède à l’épannelage7 en révélant le solide capable de chacune. Les pierres sont grutées pour former un éboulis organisé. À cœur vaillant est là. Ne reste plus qu’à nous asseoir pour profiter de cette place de choix. L’assise est un peu raide, mais il n’est pas question d’y bouquiner ou de s’y assoupir. À cœur vaillant affirme la fonction sculpturale : nous faire ressentir notre corps, le lieu où il se situe.
Agnès Legendre & Aurore Turpinat, Jardin.
6. Certaines sculptures d’usage invitent à « prendre en main », et même à « prendre à corps ». Une fois la sculpture d'usage saisie, notre corps devient son véhicule.
Lola Hen, "Il crut alors que là où était la clé, la serrure devait y être aussi".
En 1960, Lygia Clark débute la série de petites sculptures nommées Bichos (« créatures » ou « bestioles », en espagnol). Ces sculptures en feuille d’aluminium sont composées de formes géométriques simples, reliées par un système de charnières, qui permet d’articuler la forme selon de nombreuses manières. La qualité de réalisation de ces sculptures, ainsi que leur modestie, font que nous les utilisons avec attention.
7. La sculpture d'usage invite à la traiter avec précaution, car sa réalité physique témoigne du grand soin qui lui a été porté jusque-là. En s'en saisissant, nous en devenons responsables.
8. Nous devons prendre soin de la sculpture d'usage, comme les individus qui nous ont précédés dans son existence, et qui ont contribué à ce qu'elle arrive jusqu'à nous.
En caressant le Chien danois couché, je pense à celui qui a servi de modèle, ainsi qu’à celui qui a mis en forme la matière que l’on touche, tous deux morts depuis longtemps. En caressant cette sculpture, je suis contemporaine pour quelques instants du chien et de Gardet, ainsi que de toutes celles et de tous ceux qui l’ont caressé avant moi. Ce chien est notre commun. La sculpture concrétionne le temps et l’espace.
Delphine Jardon, Harpe éolienne : la pièce révèle le son du vent dans les meurtrières ; le même qu’entendaient les soldats quand le fort était en fonction.
9. La sculpture d'usage est un objet de transmission. Elle produit du commun.
Émilie Perotto