Entretien

Art & détournement : bifurquer avec les machines

Choisir l’essentiel : Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon

Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Cat Loves Pig […], 2017 (extrait de la vidéo) © DR

par Coline Vernay

Un GPS pour réussir à se perdre entièrement, une cabane rituelle présentant des vestiges d’accidents automobiles, des robots-aspirateurs-projecteurs diffusant des vidéos sur lesquelles on voit d’autres robots-aspirateurs transporter des animaux… Les trois œuvres de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon qui seront présentées lors de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2022, explorent les moyens de déplacement, nos relations aux machines et à d’autres espèces. Rencontre avec ce duo d’artistes, par écrans interposés.

Vous utilisez le GPS dans plusieurs de vos projets. En quoi cet outil de localisation vous intéresse-t-il ?

Gwenola Wagon – Lorsque le GPS est arrivé et qu’il s’est installé dans nos téléphones portables, nous avons développé toute une série de projets à partir de cet outil. Le GPS nous a d’abord permis de géolocaliser des médias dans des espaces que nous proposions de visiter : la frontière franco-suisse dans Moillesulaz échelle 1 en 2008, le Forum des Halles dans Potential City Les Halles en 2009). On a pu s’en servir pour déclencher des récits dans des lieux, faire explorer des choses à des visiteurs…

Avec votre projet Random GPS (que l’on peut traduire par GPS aléatoire), vous proposez aux utilisateurs de se perdre. C’est une forme de voyage ?

GW – On est dans un voyage avec une machine, on se fait transporter par une machine.

Stéphane Degoutin – L’utilisateur de Random GPS suit un GPS aléatoire. Il peut le suivre à l’infini, et donc se retrouver très loin de tout. Loin de tout, ça veut dire aussi « nulle part ». Ce dispositif est plus proche de l’errance que de la dérive, même si on s’intéresse à la dérive situationniste bien sûr, mais ici, il s’agit de partir dans le « rien ».

Beaucoup d’artistes critiquent les technologies. Votre projet Random GPS prend à contre-emploi cet outil, en le programmant pour qu’il propose un itinéraire sans but, sans destination possible. Mais ce n’est pas pour tourner en dérision l’outil. L’œuvre cherche plutôt à libérer les humains de leur condition. Le GPS est présenté comme un soutien...

GW – La logique humaine est complexe : le fait de s’en remettre uniquement au hasard est quasiment impossible pour un esprit humain. On a du mal à quitter complètement l’intention. On est conditionné par nos habitudes, par nos choix, et il est très difficile de s’en défaire.

SD – L’esprit humain est programmé pour se retrouver. Même si on se perd, c’est toujours de la même manière, on reproduit le même type de perte. Si on cherche une vraie errance, tout seul, en tant qu’être humain, notre cerveau ne va pas aller jusqu’au bout. L’humain rentre dans des biais. Il a besoin d’un adjuvant, qui peut être par exemple l’alcool ou/et les drogues, comme l’ont testé les surréalistes, les auteurs de la beat generation ou les situationnistes. Mais ça peut être aussi des dispositifs externes, comme la voiture. L’automobile favorise l’errance, car le conducteur se place dans un état d’auto-hypnose. C’est une dimension importante, qui est assez manifeste, par exemple, dans le roman Sur la route de Jack Kerouac.
On a voulu augmenter cet état d’auto-hypnose intrinsèque à l’automobile avec un GPS programmé pour se perdre. On écoute la voix du GPS, on s’en remet à elle comme on s’en remettrait à la voix d’un hypnotiseur. On est dans une vitesse, un rapport différent à l’environnement, on devient une sorte d’hybride animal/technique. On se place dans un état de relâchement, qui varie bien sûr d’un individu à l’autre, mais qui forme une expérience de sortie du corps. On change de monde propre (pour faire allusion au concept de l’éthologue Jakob von Uexküll1). Random GPS est une manière de renforcer ce changement de monde, intrinsèque à l’automobile. Il s’agit de pousser ces deux technologies – la voiture et le GPS –, un peu plus loin, au bout de leur logique.

GW – On cite souvent une nouvelle d’Isaac Asimov dans laquelle un être humain, excédé par son robot, lui dit d’aller au diable – en anglais « Va te perdre ! » (« Go get lost! »). Ce dernier va alors se perdre vraiment, et si parfaitement qu’il est impossible de le retrouver. On aimait l’idée de prendre l’injonction au premier degré.
De la même manière, Random GPS utilise la machine pour ce qu’elle sait, à notre sens, faire de mieux, c’est-à-dire, quelque chose d’absurde ou, au contraire, complètement logique. Elle va jusqu’au bout dans un système, elle est capable d’obéir à un programme absolument aléatoire et s’en remettre totalement au hasard. Nous, humains, ne pourrions pas aller au bout de cette perte. S’en remettre à une machine, c’est une façon de se laisser aller à une expérience d’altérité. C’était aussi une manière de lâcher prise, d’accepter de suivre une logique machinique.

Random GPS est une manière de renforcer ce changement de monde, intrinsèque à l’automobile. Il s’agit de pousser ces deux technologies – la voiture et le GPS –, un peu plus loin, au bout de leur logique.

Stephane Degoutin

Est-ce une sorte de symbiose entre l’humain et la machine ?

GW – C’est un peu comme les montagnes russes. Je suis extrêmement effrayée par les montagnes russes (rires), et admirative des personnes qui arrivent à s’y abandonner. Ils font confiance au mécanisme, au système technique, à l’infrastructure. Ils ne pensent pas constamment que la voiture va se décrocher. Ce qui nous intéressait était de cet ordre-là, de l’ordre de l’abandon, du lâcher-prise.

SD – Dans la pratique situationniste de la dérive, il y a l’idée de se laisser porter par les courants de force de la ville. Random GPS, pour sa part, cherche la perte totale. C’est expérimental : il s’agit de rentrer dans une logique non-humaine, afin d’expérimenter de fusionner avec la machine.

GW – Pendant nos recherches récentes, on a découvert une entreprise berlinoise qui développe un service de taxis sans chauffeur dans la voiture. Les chauffeurs conduisent les clients à distance, depuis des écrans, alors qu’ils sont assis dans des bureaux. C’est la question de « s’en remettre à », ce qu’on fait déjà pour beaucoup d’activités, mais quand il s’agit de la conduite, ça ramène à l’idée de confier son propre corps non seulement à un véhicule – comme on le fait couramment –, mais un véhicule qui peut être piloté à distance par quelqu’un d’autre, ce qui est pour le moins effrayant.

Depuis des décennies, quantité de livres et d’articles interrogent les relations humains-machines, les liens entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine, etc. Dans le monde réel, d’une certaine manière, les chats nous ont doublés : ils semblent entretenir tranquillement des relations avec différentes formes mécaniques. Des liens qui sans doute nous échappent.

Stephane Degoutin

Cat Loves Pig, Dog, Horse, Cow, Rat, Bird, Monkey, Gorilla, Rabbit, Duck, Moose, Deer, Fox, Sheep, Lamb, Baby, Roomba, Nao, Aibo (2017), un autre de vos projets qui sera exposé lors de la Biennale Internationale Design 2022, montre de la même façon des animaux qui se laissent porter par d’autres animaux, ou par des robots-aspirateurs...

GW – Les aspirateurs automatiques ont des cheminements très particuliers. Ils sillonnent l’espace d’une manière qui semble aléatoire, parce qu’ils le cartographient avec un système de géolocalisation. C’est hérité de la tortue cybernétique créée par William Grey Walter, le premier robot qui se déplace de manière autonome, dans les années 1950. Elle était de la même forme et de même taille que nos aspirateurs robots actuels. En s’intéressant à ce robot, on était tombés sur des vidéos de petits animaux qui se laissaient transporter sur des tortues.

SD – Nous avons collectionné des centaines de vidéos d’animaux interagissant avec des robots, et notamment les vidéos virales de chats qui se déplacent sur des aspirateurs automatiques. L’aspirateur devient pour eux un véhicule autonome. En réalité, le chat fait exactement ce que nous imaginions dans notre projet Random GPS : il se laisse conduire au hasard par le véhicule. C’est une sorte de Random GPS pour chat. C’était assez jouissif pour nous de découvrir cette pratique, qui rejoignait exactement notre projet conçu dix ans plus tôt. Et il ne s’agit pas ici d’un projet d’artiste – même si les chats sont des artistes bien sûr –, mais d’une pratique véritable. Ce n’est pas un véhicule pour se rendre quelque part, c’est un loisir total : le chat se laisse dériver.
Cat Loves Piginterroge les liens entre espèces animales et mécaniques. Depuis des décennies, quantité de livres et d’articles interrogent les relations humains-machines, les liens entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine, etc. Dans le monde réel, d’une certaine manière, les chats nous ont doublés : ils semblent entretenir tranquillement des relations avec différentes formes mécaniques. Des liens qui sans doute nous échappent.

GW – La meilleure façon de présenter le film nous a paru de le projeter depuis un aspirateur. L’aspirateur-robot est devenu banal. On lui ajoute un autre produit standardisé : le vidéoprojecteur. Ensemble, ils forment un nouvel objet, un bloc qui se déplace. Quand on en met plusieurs dans un même espace, ils se rencontrent, se cognent… cela crée des interactions.

Pour comprendre l’autre, on dit souvent qu’il faut se mettre à sa place. Votre projet propose de vivre une expérience qui n’est pas celle d’un humain, mais celle d’une machine. Est-ce pour le comprendre ?

SD – Il nous semble essentiel de comprendre la machine. Ce n’est pas uniquement une question philosophique théorique, que l’on pourrait résoudre de manière argumentative. Il s’agit de faire l’expérience de ce qu’est une machine. Dans Random GPS, on devient la voiture, on devient le GPS. Cela rejoint un autre de nos projets : Hypnorama. Il se déroule dans un bus de tourisme qui transporte une cinquantaine de personnes entre plusieurs centres d’art en banlieue parisienne. Vers la fin de l’après-midi, on passe par le boulevard périphérique, entre chien et loup. Nous demandons au chauffeur de conduire de manière très douce, avec des mouvements fluides. L’artiste Alexis Chazard capte et remixe les sons du bus, tandis qu’à l’avant, Nathalie Matter lit un texte que nous avons à co-écrit avec elle. Il s’agit d’une conférence sur les liens entre tourisme et hypnose. Ce texte est construit de façon que, progressivement, avec le rythme, le mouvement du bus, et surtout le texte, les passagers sont placés en état d’hypnose léger. Dans cet état, il leur est fait la suggestion de fusionner avec le véhicule, de devenir le bus, devenir cette mécanique, de s’abandonner au voyage organisé. S’abandonner aux choses est un moyen direct de les comprendre.

La perte de contrôle est d’un côté critiquable, car c’est un danger pour l’autonomie (par exemple, il est de plus en plus difficile de réparer sa voiture seul), et de l’autre côté elle serait nécessaire pour pouvoir « comprendre » les technologies ?

SD – Je pense toujours à la sœur de ma grand-mère, qui a conduit toute sa vie, jusqu’à l’âge de 90 ans, des 2 CV, qu’elle a toujours réparées elle-même, sans jamais faire appel à des mécaniciens. La société dans laquelle nous vivons actuellement va exactement à l’inverse : on n’a quasiment aucune prise sur nos technologies, devenues des black boxes. Mais, plus important encore à notre avis, ce sont les infrastructures dans lesquelles on est pris qui nous dépassent.
Nous travaillons actuellement sur ce que nous appelons les « dark systems », que sont par exemple les centres de traitement de données informatiques (data centers). Ils sont éloignés, cachés. Les data centers incarnent la figure emblématique d’un lieu dans lequel l’humain se sent étranger. On ne peut pas rester plus de cinq minutes dans un tel espace, tellement c’est bruyant, in-accueillant. Il en va de même de nos systèmes de production industrielle, alimentaire… L’infrastructure gigantesque sur laquelle repose nos modes de vie est « dark » – dans le sens de ce qui est dans l’ombre. On n’a aucune prise sur ces systèmes, parce qu’ils sont loin de nous, parce qu’ils n’accueillent pas l’humain. Aucune symbiose ici.

GW – On n’a pas forcément envie d’y habiter : ce sont des lieux hostiles, inhumains. Pourtant, ces lieux font partie de notre environnement, ils sont indispensables à notre mode de vie et ils vont s’étendre de plus en plus. À l’époque où on avait enquêté sur les data centers (cf. nos films Cyborgs dans la lune en 2011 et World Brain en 2015), le grand public n’en avait quasiment jamais entendu parler. Maintenant, tout le monde sait à quoi ça ressemble, mais on a dû prendre conscience de l’impact qu’ils ont sur notre espace de vie, et qu’ils grignotent de plus en plus de territoires. Malgré tout, ils demeurent invisibles, on ne les voit pas s’étendre, on n’arrive pas à se faire une idée de leur ampleur. Ces phénomènes d’invisibilisation nous intéressent. Le monde du « dark » (dark kitchen, dark web, dark warehouse, dark industry, dark sport, dark click, dark love…) est de plus en plus présent. Un système complet se tisse et nous entoure comme une toile d’araignée extrêmement efficace qu’on ne voit pas émerger. On se réveille un matin et elle est là : un nouveau système s’est créé et on ne l’a pas vu venir.

Un système complet se tisse et nous entoure comme une toile d’araignée extrêmement efficace qu’on ne voit pas émerger. On se réveille un matin et elle est là : un nouveau système s’est créé et l’on ne l’a pas vu venir.

Gwenola Wagon

Les systèmes dans lesquels nous vivons ont une part d’ombre que vous aimez explorer ?

SD – Le film utopique L’an 012 part de l’hypothèse qu’on peut tout arrêter et reprendre à zéro. Aujourd’hui, on n’est plus dans la même situation. On a le sentiment d’être impuissants vis-à-vis de la société dans laquelle on vit. Ce sentiment d’impuissance, on le retrouve bien sûr d’un point de vue écologique. L’organisation de ces dark systems s’est faite très rapidement. Amazon, par exemple, investit chaque année huit milliards de dollars uniquement dans la logistique. C’est un budget comparable à celui de certains états. C’est complètement délirant, et cela lui assure une position dominante. Le quadrillage est hégémonique et omniprésent.
C’est effrayant de voir qu’on est pris dans un tel système. On parle du smartphone qui nous surveille, mais la question de l’infrastructure est peut-être encore plus prégnante. On peut, à la limite, jeter son smartphone. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement des antennes-relais, des câbles sous-marins, des entrepôts de livraison, des usines automatisées sur lesquels reposent les market places de type Amazon… On ne peut pas jeter à la poubelle l’infrastructure, ce n’est pas de notre ressort. Le choix individuel de ne pas se laisser surveiller par son téléphone (ou autre) est bien sûr important, mais ne change pas le problème de fond de l’infrastructure. Il ne s’agit pas seulement de choix individuels. Dans L’obsolescence de l’homme3, Günther Anders explique que si tout le monde à la télévision, vous l’avez aussi. Peu importe que vous la regardiez ou non : vous vivez dans une société qui la regarde – cela suffit.

Il y a eu un bug dans le système...

GW – La question des bugs nous intéresse beaucoup : le dérapage, l’imprévu, les bugs du GPS, le fait que la machine, malgré toutes les prévisibilités, a tendance à nous échapper… On s’intéresse à ces situations jouissives du moment où ça s’échappe. Le bug arrive tout le temps avec le GPS. Il y a des moments, comme ça, où on prend une route qui n’en est plus une, et la machine continue de nous diriger, dans un terrain vague ou un sentier de terre boueux.
Il y a tellement d’acteurs, sur des systèmes complexes, avec des mises à jour sur des appareils qui n’arrêtent pas de changer… C’est si compliqué à mettre en place qu’on a du mal à imaginer que les bugs disparaissent. On va être dans des choses assez rock’n’roll, peut-être vivre un renouveau du Cyber Punk ! C’était intéressant, ce mouvement des années 1990 qui rêvait du virtuel, qui imaginait des technologies déficientes, dysfonctionnelles, punk, qui assumait le côté brut, les erreurs…

On s’intéresse à ces situations jouissives du moment où ça s’échappe.

Gwenola Wagon

1Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Gallimard, 1965 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen: Ein Bilderbuch unsichtbarer Welten, 1934)
2Jacques Doillon, Jean Rouch et Alain Resnais, 1973
3L’Obsolescence de l’homme, tome 1 : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea et l’Encyclopédie des Nuisances, 2002 (Die Antiquiertheit des Menschen. Band I: Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, 1956)
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