La biennale internationale design Saint-Étienne s’est positionnée dès le début de son existence comme un lieu de débat et de formation.
À sa création en 1998, elle fut lors de ses premières éditions le miroir de ce que des créateurs venus des quatre coins de la planète revendiquaient comme étant du design, le public découvrait alors, d’ailleurs au même rythme que les créateurs eux-mêmes, ce qui se pensait et se projetait derrière ce mot générique de design. Il s’agissait pour Jacques Bonnaval, son initiateur, de développer une curiosité collective à propos de la conception des environnements matériels, à partir des objets qui ne sont « que le palimpseste des structures psychologiques de la société qui le(s) conçoit ». La biennale fût un gigantesque chantier d’archéologie contemporaine, une découverte collective.
En 2006, Matali Crasset propose lors de la Biennale une exposition sur le thème de la cohabitation -les prémices d’un design sortant du cadre productif auquel il est habituellement assigné-, exposition qui permet de bâtir des liens visibles entre les qualités environnementales et les modes de vie, en passant par les micro-signaux que la designer valorise. Le design s’oriente sur une voie sociale en tentant de révéler les maillages subtils entre différents mondes.
En 2008, avec la grande exposition City Eco Lab, sous la direction de John Thackara, la biennale devient de façon manifeste un lieu de débat autour des pratiques avant-gardiste du design en matière d’écologie, de cycles courts, de co-création, de participation, de résilience, etc. Elle devient mode d’emploi mais surtout expérience vivante en développant dans des quartiers emblématiques de Saint-Etienne des prototypes de conception participative.
Quelles sont les démarches de design à entreprendre pour une évolution nécessaire de nos modes de vie, dans l’optique d’un monde durable ? City Eco Lab est un événement, un marché de projets nomades témoignant d’expériences développées sur le territoire. Ainsi l’événement participatif de la Biennale 2008 organisera des ateliers, des animations et des échanges autour des thèmes de la vie quotidienne : alimentation, eau, énergie, mobilité, etc. Les visiteurs seront amenés à réfléchir à leurs usages pour un monde plus durable.
Puis la biennale devenant thématique à partir de 2010, elle regroupe la réflexion sur le design en corpus identifiables par le public et les médias, et se pose d’emblée comme un lieu de synthèse de la pensée et des formes sur un sujet de société fédérateur, à l’exemple de la mobilité en 2010, et de l’empathie en 2013.
En 2015, elle poursuit son investissement du territoire, tout en s’inscrivant sous une thématique générale (le beau), en accompagnant des initiatives citoyennes avec des expérimentations marquantes. Expérimentations qui engagent un débat de société autour d’un prototypage de scénarios, en l’occurrence il s’agit alors de questionner la crise des rez-de-chaussée vacants dans le centre-ville de Saint-Etienne.
En 2017, lors de la biennale des mutations du travail, à travers les expositions « panorama des mutations du travail » et « l’expérience tiers-lieux », la fonction de la biennale est de documenter le débat de société sur la transition numérique du travail. Elle utilise alors les capacités du design à mettre en scène des débats sociotechniques et des interrogations politiques, pour aborder les mutations de société. A travers les projets d’Alain Damasio & Didier Faustino, Space Caviar, Ju Hyun Lee & Ludovic Burel et celui de Jerszy Seymour, l’expérience sociale est prototypée à échelle 1 que ce soit en proposant une immersion du public dans des fictions (expositions Working Dead, Player Piano), ou dans des archéologies contemporaines (Cut & Care), ou en bâtissant un laboratoire social éphémère en constituant une communauté artistique apprenante (Lucky Larry's Cosmic Commune).
Avec l’exposition Dépliages en 2019 (Biennale Me You Nous), il s’agit pour la biennale de poursuivre la déconstruction des objets techniques, cette fois-ci au côté des entreprises, avec les outils d’analyse du design pour armer le visiteur de nouvelles connaissances. En parallèle, le partage de l’apprentissage par le design est prototypé avec Stefania, une ville village à échelle 1, conçue par les étudiants et les enseignants de l’Esadse, dont la fonction est d’immerger le public dans les processus de production du projet.
dorénavant la biennale n’est plus un lieu de célébration de l’objet mais un lieu de formation des individus pour participer aux choix techniques de demain.
En 2022, la biennale, en s’appuyant sur le thème des Bifurcations, franchit un pas supplémentaire dans cet usage du design : dorénavant la biennale n’est plus un lieu de célébration de l’objet mais un lieu de formation des individus pour participer aux choix techniques de demain. Les bifurcations sont ici envisagées soit sous l’angle de la bifurcation désirée (l’aspiration collective ou de quelques-uns à changer la société d’orientation) ou la bifurcation subie (lorsque survient la catastrophe comme la COVID, la dictature, la guerre, l’ouragan, etc.). Ainsi, il ne s’agit pas d’inciter les visiteurs à bifurquer, il s’agit plutôt, à partir des aspirations sociales à bifurquer, d’évaluer les capacités du design à agir, pour pouvoir anticiper les besoins à venir. Cette capacité d’agir du design est mise ici sur la place publique pour évaluer collectivement son rôle.
Les expositions proposées en 2022 sont aussi diverses que les multiples moyens de compréhension et d’action du design.
L’approche historique, en l’occurrence ici l’histoire du design est une façon communément admise de distribuer l’information de façon générique : nous proposons une exposition chargée de faire le pont avec l’expérience personnelle des visiteurs de leur propre espace domestique. Et envisager les bifurcations depuis leur vie quotidienne.
Les designers, de leur côté, forgent au cours de leur carrière des outils de lecture des environnements matériels. Pour cette biennale le public sera invité à regarder « comme un designer », en dépliant des objets techniques d’une part dans une exposition didactique dédiée aux produits de consommation, ou en faisant une biographie in-extenso d’un objet quotidien à travers une exposition documentaire sur la problématique de l’automobile comme objet-système, ou en explorant de l’intérieur le débat sur la production dans une exposition-expérience.
D’autres moyens sont mis à disposition des visiteurs pour former leur regard comme la découverte d’altérités remarquables dans des villes africaines à travers leurs propres bifurcations technologiques et sociales. Mais aussi il s’agira de donner accès à l’envers du décor de la formation de ce regard de designer, en partageant les racines d’une pédagogie de l’apprentissage, qui s’ouvre aussi au non-initié.
Construire une thématique pour penser notre futur est un exercice courant que les médias, les prospectivistes, les conseillers, les tendanceurs, les médiums de tous poils pratiquent depuis des décennies. Ces acteurs positionnant dans les années 2000 les designers comme d’utiles pythie dont les oracles rejoignaient leurs analyses. Désormais, on peut voir qu’à travers le développement de la recherche dans le monde du design, ce qui était de l’ordre de la méthodologie de projet, devient de plus en plus un outil de démonstration, de culture, qui fait que le public découvre non pas le dernier objet à la mode mais des outils de compréhension du monde matériel, qui mettent en question-même l’objet célébré. C’est cette évolution formidable du design, qui fait qu’aujourd’hui le processus est aussi important que l’objet, qu’il est partagé avec le public, et même mieux, qu’il est ouvert pour appropriation, afin de former des armées de regards critiques sur nos environnements matériels.
Cette mutation profonde du design n’est pas le résultat d’une idéologie du participatif qui l’aurait emporté, mais la conjonction de multiples facteurs d’évolution indisciplinée du beau métier de designer. Que ce soit l’invention d’outils pour décrire les environnements comme la recherche design et ses études des usages et des pratiques, émergeant il y a une douzaine d’années en France, ou les actions de co-création, laissant entrer le public dans les processus de conception (depuis une dizaine d’années, le design des politiques publiques a renforcé cette approche), ou des modes d’exploration individuels du monde matériel, allant tantôt de l’enquête documentaire, de la collecte, de la déconstruction, de la biographie des objets, de l’archéologie des médias et des objets techniques, etc. Et surtout, un design qui baigne dans une société de plus en plus cultivée et politisée sur les enjeux environnementaux.
Le design rejoint alors la puissance de son nom : le projet au sens large, c’est-à-dire une sorte de projet générique à la base de la société contemporaine, qui puise certes sa vitalité dans sa filiation moderne, mais qui est un dispositif de plus en plus commun, un service public d’un nouveau genre. Le design a généré surtout un outillage complexe dont le travail actuel du designer est de mettre à disposition de la société, non pas exclusivement le résultat de sa production mais tout le processus de conception, toutes les scories, les plans, les méthodes, les contextes, pour accompagner les mutations sociales. Cela peut se faire sous forme d’expositions documentaires ou d’expositions-expériences comme le propose la biennale 2022.
La société ne s’effondre pas, n’en déplaise aux collapsologues, mais ce sont plutôt les paradigmes du progrès et de la croissance qui s’érodent totalement, au profit d’une société de projets multiples dont le design est l’outil d’accompagnement, mais aussi de formation des individus. On parle là de mutations profondes. Et l’invention technique de l’occident pour opérer ces mutations est le design.