Édité par le constructeur automobile Ford. Ce livre est présenté par Olivier Peyricot, designer chercheur, responsable de la recherche de la Cité du design, directeur scientifique de la biennale et commissaire d’exposition à la 12e Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2022.
Il y a à Detroit un immeuble blanc, décati, isolé entre une autoroute et de grands espaces vides qui abrite un bouquiniste sur trois étages.1 En farfouillant dans les bacs dédiés à l’automobile, je suis tombé sur un petit livre à 3 dollars qui raconte un pan entier d’histoire de l’automobile américaine : The Ford Guide to Outdoor Living On Wheels.
Publié par le département Recreation Unlimited de la branche communication de Ford en 1964, le petit guide Ford “pour la vie en plein-air sur roues” est un manuel de description et de promotion des loisirs praticables grâce aux automobiles Ford : camping, sports de glisse, chasse, jeux, vie dans la nature, le tout grâce à un ensemble d’objets de loisir manufacturés pour inventer un nouvel automobiliste consommateur de loisir. La variété des produits proposés, les multiples typologies d’objets et usages qui en résultent annoncent le développement du marché mondial de l’outdoor et la conquête d’une nature sublimée, anthropologisée, contrôlée par l’homme.
Les parcs nationaux américains créés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle organisent le territoire et l’accès à une nature préservée. Les distances pour y accéder depuis les métropoles sont réduites par les autoroutes, les systèmes de logistique (stations-services, restoroutes) et la puissance des cylindrées. En effet, au sortir de la deuxième guerre mondiale l’enjeu d'une nation industrielle comme les Etats-Unis est de reconvertir son industrie de guerre en industrie civile.2 L’ensemble des bureaux d’études répondent alors à cette injonction en inventant les nouveaux métiers du marketing, du design, de la publicité…
Ce petit guide Ford prend en charge de façon exemplaire un “état d’esprit” dans lequel la voiture est perçue, précisément comme l’outil indispensable à la société de loisir. Les caravanes d’aluminium qu’on accroche à l’arrière d’un break familial ou d’un pick-up surpuissant, comme les fameuses Airstream, sont fabriquées dans les anciennes usines aéronautiques avec les mêmes techniques, enroulant des feuilles fines et légères d’aluminium rivetées sur des ossatures en bois lamellé-collé. Cette combinaison de modes de production reconvertis, de pratiques et d’offres commerciales ad-hoc a pour but d’attirer l’attention sur les nouveautés et d’inciter à une consommation de masse d’un ensemble de produits qui, dépendant les uns des autres, finissent par produire un monde de loisir et influencer durablement les comportements d’une société entière.
D’ailleurs ce guide n’est pas loin s’en faut le seul type d’ouvrage en circulation : les cartes routières imprimées par les pétroliers américains sont également des outils d'incitation au voyage touristique, stratégie identique à celle que développa Michelin dès le début du vingtième siècle pour inciter à rouler et user du pneu : vendre du pétrole, vendre du caoutchouc, vendre des voitures, c’est pousser les individus à parcourir du kilomètre, c'est-à-dire créer de bonnes raisons de se déplacer à l’heure du tourisme automobile.
L’automobile devient alors un produit de consommation dont la mise en gamme (familiale, coupé, décapotable, pick-up, break, van…) permet de répondre à de multiples scénarios d’usages, qui consolident durablement la relation entre l’automobile et le “lifestyle” (mode de vie) d’une classe moyenne de consommateurs. Ces gammes représentent la puissance des industriels qui comme Chrysler, couvrent une multitude de typologie de mobilités allant de la Simca 1000 à la fusée.
C’est l’objectif du capitalisme industriel en plein développement : créer des besoins qu’il faudra combler via une offre de biens de plus en plus pléthorique. Et le design y contribue largement en concevant des objets séduisants et pratiques.
Mais progressivement, à cela s’oppose au milieu des années soixante des alternatives militantes provenant pour la plupart de la côte Ouest californienne. En 1968 le Whole Earth Catalog, sous l’impulsion de Steward Brand son créateur, compile des ouvrages et de multiples solutions pour se déplacer autrement (construire des habitats mobiles par exemple), consommer autrement (passer du diesel à l’éthanol ou à la pédale) ou s’organiser de façon collective (premières communautés technologiques). Lorsqu’on met en regard ces deux types de publication, on voit se dessiner nettement deux façons de concevoir nos environnements matériels : d’une part un design solutionniste, qui à chaque besoin, chaque désir tente de proposer une réponse : un jet-ski, une tente de toit, une chaise pliante avec porte-gobelet, etc. D’autre part un design contributif où la documentation est partagée et les solutions peuvent être bricolées et temporaire. L’un est l’alternatif de l’autre, mais ce n’est pas pour autant que le Whole Earth Catalog reste en dehors de l'idéologie portant une vision prédatrice des ressources : il fut l’un des principaux foyers de l’idéologie libertarienne qui nourrit aujourd’hui la Silicone Valley et l’industrie du numérique.
A Detroit, berceau de Ford et de GM, le règne industriel, depuis l’enthousiasme du « bonheur par la voiture » de 1960, a fait long feu. Cette ville ravagée est le résultat d’une politique économique construite sur l’idéologie absurde de la croissance sans fin. On ne peut guère voir de résultat plus explicite dans ses ruines d’habitations et ses friches industrielles que le modèle spéculatif et extractif de l’industrie fait subir aux individus et aux environnements. La ville de l’automobile, la ville de l’étalement autoroutier s’est effondrée en une trentaine d’années victime de son propre modèle de production et d’organisation sociale : on y trouve toutefois encore des petits livres, traces d’une opulence utopique, qui a marqué les trente glorieuses d’un imaginaire encore tenace aujourd’hui. Mais on rencontre aussi des individus qui l'ont subi dans leur chair, comme ouvriers de l’industrie de l’automobile de Motor City et acteurs de ce rêve technique, et qui sont encore les âmes abimées mais bien vivantes de Detroit.