Entretien

Reconstitution numérique d’un paysage englouti 

Itinéraire bis : de nouvelles technologies de visualisation et de virtualisation pour (re)découvrir le patrimoine englouti des Gorges de la Loire 

par Julie Guyon

Vue aérienne du barrage de Grangent mis en service en 1957 © P. Niogret, Septembre 2019

Dans le cadre de la Biennale, le laboratoire EVS de l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne proposera de remonter le temps... Pour cela, les chercheurs se sont plongés dans le paysage et le patrimoine des Gorges de la Loire, qui ont été transfigurées par la construction et la mise en eau du barrage hydro-électrique de Grangent en 1957. Ce travail se basant sur des recherches historiques et documentaires permettra aux publics de saisir les bouleversements paysagers et humains grâce à une géovisualisation 3D. Rencontre avec Michel Depeyre, enseignant chercheur en histoire et patrimoine et Pierre-Olivier Mazagol, ingénieur géomaticien, autour de cette coopération.

Le patrimoine englouti des Gorges de la Loire en 3D, comparaison entre 1955 et 2016 © Laboratoire EVS

Qu’est ce que le laboratoire EVS ?
EVS signifie « Environnement, Ville, Société ». Il s’agit d’une UMR (Unité Mixte de Recherche) du CNRS qui est basée à l’Université Jean Monnet mais qui est aussi présente sur d’autres établissements à Saint-Étienne à l’École des Mines, comme à Lyon à l’Université Lyon III Jean Moulin, l’Université Lumière Lyon 2, l’ENS, l’ENTPE, l’INSA et à l’École d’architecture. Ce qui nous intéresse dans ce laboratoire c’est l’interdisciplinarité. Nous croisons aussi bien l’histoire, le patrimoine, la géomatique (informatique appliquée à la géographie), la géographie. Le projet Reconstitution numérique d’un paysage englouti est un fruit tout à fait accompli de cette interdisciplinarité.

Comment s’est construit ce projet ?
Nous souhaitions travailler sur le territoire et la problématique de ces paysages engloutis. Pour cela nous avons réinvesti le travail de Sébastien Peyrot, un ancien étudiant en histoire. Suite à un appel à projets, nous avons obtenu un soutien du Labex IMU (Intelligence des Mondes Urbains) à Lyon qui nous a financé le recrutement d’un stagiaire, Pierre Niogret, du Master GÉONUM (Géographies Numériques) qui a pu travailler dans la continuité de ce projet. Saint-Etienne Ville d’Art et d’Histoire et le projet A.R.T.S (Arts Recherche Territoires Savoirs) nous ont également accompagnés et soutenus.

Pourquoi présenter ce projet dans le cadre de la Biennale ?
Nous nous sommes joints à A.R.T.S pour proposer quelque chose dans le cadre de la Biennale Territoire. Le thème de la Biennale, les bifurcations, nous a interpellé. C’est exactement ce que l’on cherchait à illustrer mais aussi à décrire dans les processus, c’est-à-dire un lieu qui a subitement changé de vocation, un paysage qui a été bouleversé, des communautés villageoises qui ont été déménagées et au bout du compte la bifurcation qui donne lieu à un autre paysage, un site radicalement nouveau. Si nous allons plus loin dans l’interprétation, c’est également, à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale et pendant les « Trente Glorieuses », un objet marqueur de la bifurcation opérée par la politique énergétique de la France. Au niveau du territoire, ce n’est pas un objet isolé mais le territoire dans son intégralité qui prend une nouvelle direction.

Ce n’est pas seulement une bifurcation, c’est aussi une véritable hybridation entre les méthodes de l’historien qui cherche les sources et les méthodes du géomaticien qui part des sources qui lui sont proposées. Si nous utilisons des savoirs, des méthodologies disciplinaires, nous débouchons sur un objet qui finalement synthétise tout cela. Ce n’est pas une recherche pour elle-même uniquement, elle est aussi à la destination d’un grand public. On a vraiment ici fait un effort didactique pour faire comprendre des bifurcations avec des outils numériques modernes.

Quel objet sera présenté au public ?
Il s’agira d’un objet en ligne et certainement diffusé également sur une borne au Centre des Savoirs pour l’Innovation (CSI) de l’UJM et au Centre d’Interprétation des Gorges de la Loire au château d’Essalois à Chambles. Nous présenterons la géovisualisation 3D sous la forme d’une vidéo. Une telle vidéo, moins élaborée, est d’ailleurs d’ores et déjà visible au château d’Essalois à Chambles et un extrait est présenté à la Maison du Patrimoine et des Lettres à la Demeure Chamoncel. Mais la version Biennale sera énormément enrichie. Ce film documentaire court proposera le survol commenté et documenté de la reconstitution numérique 3D et donc du paysage tel qu’il se présentait antérieurement à la construction du barrage. Il intégrera des ressources photographiques d’époque fournies parles Archives municipales et métropolitaine de Saint-Étienne, des vidéos d’époque fournies par la Cinémathèque de Saint-Étienne mais aussi des prises de vues aériennes récentes acquises par drone de manière à mettre en relation le passé et le présent. La vidéo produite pour la Biennale est en cours de conception avec l’appui, pour la partie montage, de nos collègues de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH) Lyon Saint-Étienne.

Comment avez-vous réalisé cette vidéo ?
Nous avons développé une méthodologie géomatique. On travaille sur des sources qui existent préalablement et à partir desquelles nous créons des données spatialement référencées. On utilise également des données préexistantes que l’on manipule, combine. Pour donner un exemple : on utilise un modèle numérique de terrain de l’IGN qui est une couche géographique portant une information altimétrique et qui permet de figurer le relief terrestre. Puis, de manière à créer le relief tel qu’il était avant la mise en eaux, on le combine avec une autre donnée à laquelle on n’a plus accès actuellement mais qui nous est fournie par EDF : la bathymétrie qui permet de reproduire le relief subaquatique. Nous avons également colorisé des photographies aériennes d’époque en noir et blanc de manière à donner plus de réalisme au paysage reconstruit. Pour cela nous avons fait usage d’algorithmes d’apprentissage machine développés par nos collègues informaticiens du LIRIS. Par ailleurs, on utilise des méthodes de modélisation des bâtiments de manière symbolique ou de manière plus élaborée : « symbolique » en utilisant de simples cubes de couleurs pour les bâtiments de moindre importance et plus « élaborée » en façonnant ces cubes (ajout de toits, cheminées, fenêtres et de textures) voire en injectant directement des objets 3D. Par exemple, on a recrée un modèle en 3D du château d’Essalois que l’on a voulu le plus fidèle possible parce que c’est un lieu symbolique des Gorges de la Loire. Dans application Web de la Géovisualisation 3D, il est même possible d’interroger certains objets : cliquer dessus renvoie les informations le concernant.

Modélisation 3D du château d’Essalois © Laboratoire EVS

Comment reliez-vous ce projet au design ?
Nous nous présentons comme géomaticien-géographe et historien et surtout pas comme designers pour une bonne raison c’est que nous ne sommes pas des designers. On pourrait par contre regarder le produit fini, cette maquette 3D comme un objet de design numérique. Cela pourrait faire l’objet d’une troisième étape. On pourrait en discuter avec des designers. Il y a tout un processus de développement de mise en place de cette maquette et puis à la fin un objet qu’on pourrait éventuellement qualifier d’un objet de design numérique.

Quelles sont les autres évolutions possibles de cette recherche ?
Nous avons des projets de réalité augmentée c’est-à-dire permettre, avec une application, de se balader en bord des Gorges de la Loire et visualiser au travers de son écran, son smartphone, sa tablette le paysage tel qu'il était avant, voire même de la réalité virtuelle pour pouvoir aller se balader dans ce paysage mieux encore qu’on peut le faire pour l’instant par le biais de la maquette 3D. Nous pensons aussi rajouter du son dans cette maquette. Nous avons au laboratoire EVS une collègue archéologue, Mylène Pardoen, qui fait de l’archéologie sonore et qui recrée des sons disparus comme, parmi d’autres, ceux du Paris du XVIIIe siècle. Nous pensons la solliciter dans le futur.

On étudie aussi la possibilité de transposer cette méthodologie sur d’autres types de thèmes. C’est un point de départ qui peut peut-être largement réutilisé. Nous avons un sujet sur la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale à Saint-Etienne. C’est un projet en coopération avec le Mémorial de la Résistance et de la Déportation de la Loire. Nous avons un autre projet encore plus ambitieux avec la ville de Vichy pour travailler sur les bâtiments remarquables occupés par l’État français entre 1940 et 1944.

Pour plus d’informations
Site Université Jean Monnet Saint-Étienne
Story Map Balade en paysage disparu

Lors de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne 2022
– Parcourir les Gorges
– Exposition au Centre d’Interprétation du Paysage des Gorges de la Loire au Château d’Essalois
– Présentation à la Cinémathèque de Saint-Étienne, suivi d’une table-ronde grand public
– Présentation d’un film documentaire court, réalisé en coopération avec la MSH Lyon/Saint-Étienne

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