La revue Azimuts, depuis sa création en 1991, est devenue une référence dans le monde du design. Beaucoup la connaissent, sans savoir vraiment d'où elle vient. Pour son 54e numéro, le comité éditorial s'est précisément intéressé à cette question du contexte dans lequel elle est produite. Learning from Saint-Étienne, portée par le designer cubain Ernesto Oroza, également responsable du 3e cycle à l'Esadse, ajoute des couches1 de réflexion sur cette ville de Saint-Étienne, encore trop souvent réduite à des stéréotypes négatifs.
Pourquoi dédier un numéro d'Azimuts à Saint-Étienne et ses relations ?
Je connais Azimuts depuis un certain temps, j'ai même l'impression de faire partie, d'une certaine façon, de l'histoire de la revue. Quand je suis arrivé à Saint-Étienne et que j'en suis devenu le directeur éditorial, notre première idée était de faire un numéro sur Saint-Étienne sous l'angle de la recherche en design. Le Covid, puis les 30 ans de la revue, nous l'ont fait reporter deux fois.
Nous croyons en la nécessité de travailler sur le lieu où nous vivons. J'ai écrit des livres sur la culture matérielle à Cuba quand j'y vivais, et à Miami, avec Gean Moreno, j'ai fait un livre et publié de nombreux tabloïds sur plusieurs phénomènes productifs et forces qui irriguent la ville.
Nous demandons aux étudiants et étudiantes chercheurs et chercheuses du CyDRe, et de l'école, de prêter attention à notre contexte. À mon arrivée, j'ai remarqué que certains étaient des militants à Paris et dans d'autres villes. Ils passaient la semaine ici à Saint-Étienne, et pourtant, certains n'étaient pas alertés des luttes locales, informés des conditions sociales... Le week-end, ils disparaissaient et, sur les réseaux sociaux, on pouvait voir leurs activités et leur engagement à Paris. Je leur ai demandé de tourner leurs regards sur la ville qui nous accueille, et nous finance. Nous savons aujourd'hui que la recherche doit être située, et la première chose est de comprendre qui nous sommes dans le contexte de la recherche et d'être honnête.
Donc, l'idée de départ était d'essayer, de différentes manières, de renforcer, de contribuer à l'idée qu'il existe déjà un réseau de chercheurs en design à Sainté. Et d'affirmer que nous pouvons apprendre de leurs productions intellectuelles et matérielles.
Azimuts est né à Saint-Étienne, le post-diplôme, conçu comme un espace de production de connaissances sur la pratique de la recherche en design, est également né ici. Un Azimuts qui rend compte de la présence grandissante à Saint-Étienne d'une recherche qui questionne le rôle du design dans la société, qui cherche parfois une dimension académique, voire un point de vue critique, semblait inévitable. Principalement parce qu'il s'agit d'une recherche orientée vers l'idée de construction communautaire et qui utilise des publications et des expositions comme dispositifs de mise en scène. Ces deux sujets nous intéressent beaucoup.
Nous savons que d'autres compilations et relations sont possibles.
Comment avez-vous procédé avec votre équipe pour travailler sur ce sujet ?
Nous avons réparti les espaces de production de la recherche en 3 : Cité du design, CyDRe-Esadse et Saint-Étienne. De nombreux chercheurs circulent d'un de ses espaces à l'autre, et la recherche est menée ensemble. Par exemple, le projet Topotrope, sur le centre commercial Steel, est porté par des artistes associés à l'Esadse, un autre chercheur externe, tout en impliquant deux chercheurs de l'université. Même avec ces frontières parfois floues, il nous a été possible de créer trois blocs divisés dans le magazine, rendus visibles par trois couleurs. De nombreux individus et collectifs développent la recherche en design à Saint-Étienne. Nous n'avons pas pu tous les inclure, et nous avons priorisé ceux auxquels les chercheurs du CyDRe pouvaient accéder, soit en réalisant des entretiens, soit en rédigeant des articles, des reportages, etc. L'argumentaire éditorial et la nécessité de renforcer le rôle pédagogique d'Azimuts en ont donné la forme.
Quelle a été votre inspiration ?
L'une des premières fois que ce protocole "Learning from" a été appliqué était dans l'ouvrage "Learning from Las Vegas"2, publié en 1972. Pour ses auteurs, Denise Scott Brown et Robert Venturi, l'architecture vernaculaire de Las Vegas offrait aux architectes plus de possibilités d'apprentissage que n'importe quel lieu d'enseignement traditionnel dans le monde, même si bon nombre des exemples qu'ils mettent en avant ont été réalisés par des personnes sans formation architecturale. Puis, Andrea Branzi a écrit "Learning from Milan"3 en 1988. À mon tour, avec Gean Moreno, j'ai écrit "Learning from Little Haiti" en 2013. Il a été inclus dans le livre Notes sur la maison moirée (ou un urbanisme pour des villes qui se vident) coédité par la Cité du design et École nationale supérieure d'architecture de Saint-Étienne.
"Apprendre de... " Saint-Étienne fait désormais partie d'une tradition. Son principe est d'être situé, ancré, à l'aide d'un protocole pour accélérer notre intégration dans le contexte où nous vivons, et s'inspirer de l'ordinaire, apprendre des autres.
Dans cet Azimuts, nous avons proposé d'autres méthodes comme le contrepoint, élaboré en 1940 par Fernando Ortiz4, anthropologue cubain qui a inventé le terme «Transculturation». Nous discutons également d'exemples d'artistes et de chercheurs qui interrogent continuellement un lieu spécifique en le confrontant à plusieurs méthodologies et langages de sortie.
La Cité du Design s'inscrit dans une stratégie municipale de « rendre attractive » la ville. Pour certains habitants, cela est considéré comme une bénédiction, pour d'autres comme un piège. Créé par l'équipe de recherche et les étudiants, « apprendre de Saint-Étienne » n'est pas du tout un « outil de marketing territorial ». Son objectif n'est pas d'attirer de nouveaux habitants ayant un important pouvoir d'achat, mais de faire le lien entre des histoires, des visions des villes, des sens de certaines découvertes… Quels étaient vos objectifs ?
L'objectif est toujours d'explorer les moyens de réorienter la pratique du design vers les besoins réels de la communauté. Au cours de ces deux dernières années, nous avons essayé de renforcer les liens avec des collectifs, des associations, des particuliers, des écoles et des institutions avec lesquels nous partageons des intérêts et des approches. Cela n'a pas été aussi fluide que nous l'aurions souhaité en raison de l'inactivité forcée par le Covid, et des différents agendas de travail au CyDRe, mais cela reste une priorité. Lors de la dernière Biennale, nous avons créé les conditions pour favoriser les rencontres avec les habitants et les visiteurs, avec un programme d'événements gratuits et accessibles. Nous ne cherchions pas une participation massive, car nous pensons que l'interaction avec une personne intéressée peut avoir autant d'impact que la visite d'un énorme groupe d'étudiants.
Il faut du temps pour apprendre… depuis votre arrivée, avez-vous observé de nouvelles interactions entre l'Esadse et la ville ? « Learning from Saint-Étienne » a-t-il eu un impact ?
Cela fait peu de temps, je ne suis pas sûr que nous ayons déjà un impact significatif. Nous pensons que la façon dont nous nous connectons avec les acteurs de la ville a un impact sur notre pratique et peut nous aider à accéder à des espaces à forte dynamique dans la ville. Par exemple, certains étudiants se sont connectés avec des chercheurs d'autres pratiques (spéléologie, biologie, agriculture, histoire, archives…), avec les principaux acteurs culturels de la ville comme l'architecte Raymond Vasselon, Josyane Frank, ou Xavier Wrona5 et le collectif Après la révolution, parmi tant d'autres. J'ai essayé de participer le plus souvent possible aux rencontres organisées par les chercheurs du CyDRe avec des Stéphanois pour comprendre ce qu'ils font et comment nous pouvons être impliqués. De notre côté, nous nous concentrons sur la création de dynamiques qui intéressent d'autres chercheurs et acteurs locaux pour stimuler l'interaction avec la communauté.
Ernesto Oroza et le CyDRe travaillent actuellement sur le prochain numéro d'Azimuts, axé sur la construction communautaire, en prenant la documenta quinze comme cas d'étude.